Les premiers ressuscités. Les pauvres, maîtres en résurrection
Chronique de la thèse de François Odinet par Etienne Grieu
La thèse de François Odinet (prêtre du diocèse du Havre, et enseignant au Centre Sèvres) est très unifiée par la question énoncée en introduction : quelle connaissance du Christ ressuscité pouvons-nous recevoir de la part des personnes très pauvres ? Et quelle consistance spécifique acquiert l’espérance chrétienne en la résurrection quand on se met à leur école ? (p. 10). C’est un travail qui, de bout en bout, met en œuvre une qualité d’écoute remarquable, que l’on retrouve aussi bien dans l’attention portée aux paroles des membres de la Famille Bartimée1, de la Pierre d’Angle2 et de la Commission Place et parole des pauvres du diocèse de Toulouse3, que dans la manière de commenter les textes bibliques ou les théologiens – principalement Christoph Theobald et Jon Sobrino – avec qui l’auteur entre en dialogue.
Les questions qui guident la thèse ne sont pas posées comme de l’extérieur aux personnes marquées par la grande précarité ; leur ressort n’est donc pas une sorte de curiosité théologique qui prendrait l’expérience des personnes très pauvres comme un objet d’étude qu’on pourrait placer devant soi. Non, car elles sont nées en réalité d’un premier travail réalisé avec la Famille Bartimée, sur la manière dont les personnes en grande précarité se rapportent à l’Ecriture4. Et c’est au terme de ce premier compagnonnage théologique qu’est venue la question ici travaillée ; celle-ci est donc née d’une rencontre et d’un partage.
Le plan témoigne lui aussi de ce que François Odinet choisit de se laisser guider. Le récit de la Pâque du Christ dans l’évangile de Marc est suivi jour après jour, avec ses quatre temps du jeudi saint (et le récit de la Cène), du vendredi saint (qui montre déjà une possible victoire sur la violence), du samedi saint (temps du silence où il est impossible de séparer la réalité de la mort de celle de la résurrection, mais qui indique un mouvement où une transformation se produit dans le secret), et enfin de la résurrection elle-même (qui a comme effet d’habiliter l’humanité à participer au projet de Dieu, c’est-à-dire d’accueillir la création et l’histoire qu’elle ouvre).
Dans chacun de ces chapitres François Odinet commence par commenter le récit de Marc, puis se rapporte aux paroles des croyants qui connaissent la grande pauvreté, et au fil des pages, il élabore, à partir de cela et en dialogue avec les deux théologiens de référence – Jon Sobrino et Christoph Theobald –, une question théologique. Je précise que parmi ces trois instances – les textes bibliques, les paroles des personnes en précarité et les théologiens – c’est des personnes en grande précarité que François Odinet attend le plus quelque chose de neuf. L’attention s’exerce prioritairement vers leurs propos, car c’est d’eux que l’auteur attend un renouvellement des manières de voir et de penser.
Les fruits de ce travail sont loin d’être négligeables. Plutôt que de reprendre chapitre par chapitre les contenus avancés, je propose simplement de souligner quelques-uns des éléments mis en valeur – j’en ai retenu sept – qui me semblent particulièrement intéressants :
- 1) Le caractère destructeur de la grande pauvreté n’est jamais gommé, ce qui préserve de toute idéalisation de la pauvreté. Il est question de « mort sociale » à propos de la misère, en insistant sur le fait qu’on a vraiment affaire à la réalité de la mort, c’est-à-dire à l’anéantissement de l’être. C’est précisément la confrontation à cette réalité qui permet de parler de résurrection ; car si une vie – pas seulement une survie, mais une vie – est possible dans la confrontation à la misère, cela veut dire qu’on a affaire à quelque chose de plus fort que le pouvoir de la mort.
- 2) A partir de la question de la trahison des liens les plus chers, l’auteur montre l’affinité entre ce que vivent les personnes très pauvres et ce qui arrive à Jésus au moment de la Cène. Est cependant souligné que Jésus trouve à ce moment de quoi vivre une communion malgré cette trahison, ce qui permet d’affirmer que l’on est alors « au lieu même de ce qui institue l’être humain ou le détruit » (p. 107), ouvrant ici sur une belle lecture de l’eucharistie.
- 3) Le chapitre sur le vendredi saint rappelle la proximité des hommes et des femmes de la misère avec le crucifié que l’on entend par exemple dans ce que dit Xavier « il faut que je sois devant la croix ; c’est ma place ». L’auteur signale qu’elle pourrait venir non seulement d’une communion dans la souffrance, mais aussi de ce qu’ils perçoivent à partir de la passion du Christ, la possibilité de porter sa croix plutôt que d’être écrasés par elle ; le récit de la passion attesterait, dès lors, qu’un chemin est ouvert, même là. Les personnes les plus pauvres sont sensibles à cela, parce que la question à laquelle elles sont confrontées chaque jour est précisément celle-ci : être écrasé par l’accumulation des épreuves, ou trouver de quoi s’y frayer un chemin.
- 4) Toujours à propos de la croix, François Odinet plaide pour qu’on retienne, non seulement son aspect exceptionnel (le Fils de Dieu livre sa vie par amour), mais aussi ce qu’elle dessine de commun : Jésus Christ y rejoint l’humanité humiliée et partage avec elle la souffrance des pauvres et des victimes (158-159). Il souligne que c’est à partir de ce lieu de tous les impossibles, que le Christ se manifeste comme amour qui va jusqu’au bout, ouvrant alors ce chemin – tout à fait singulier – à toute l’humanité. Autrement dit, la croix du Christ peut être regardée comme élection des humiliés, mais une élection qui nous délivre tous du mépris (qu’il soit subit ou actif). Une telle lecture de la croix fait faire à tous les croyant, au lieu même où il est question de leur salut, un détour par ceux qui sont rejetés hors de l’histoire.
- 5) On découvre alors qu’il peut être donné à des personnes aux prises avec la grande précarité, à partir d’une situation de survie, de discerner la vie et d’y adhérer (p. 196), autrement dit, de véritablement habiter leur existence. Il s’agit alors de « tenir », mais comme François Odinet le dit, « se raccrocher à la vie, ce n’est pas seulement faire face à la mort, c’est déjà la traverser » (p. 210). Il lit ici, un retour à la vie, une expérience de résurrection.
- 6) Mais l’auteur va plus loin : en commentant les paroles de personnes très pauvres, il repère le chemin qui consiste à « devenir vivant, pour de vrai », comme le dit David. Et il souligne qu’il s’agit là d’un processus, un moteur dans cette histoire qui reste très précaire, mais qui habilite vivre, à être acteur de cette histoire. C’est clairement une expérience de résurrection (p. 282). Et François Odinet insiste pour dire qu’on peut voir là le Christ ressuscité marchant dans la vie de nos contemporains et y produisant des effets de résurrection (301)
- 7) Et puis, il propose de penser la résurrection comme accès à la création (328) et, dans le même mouvement, dès lors, la création comme un appel à la vie divine (344). Il écrit : « dans la résurrection du Christ apparaît et s’accomplit le sens même de la création » (330). Cela, parce que pour beaucoup de personnes, la misère pèse comme l’impossibilité d’accéder à la condition de créature. La résurrection, au contraire, en ouvrant le chemin vers le Dieu de la vie, fait entendre cet appel premier contenu dans la création.
Voilà un parcours très dense, qui, d’une certaine manière, fait refaire tout le parcours de l’économie du salut, en retrouvant, au point d’arrivée qu’est la résurrection, le point de départ qu’est la création. La plupart des grands thèmes d’une théologie du salut sont abordés : réflexion sur le rapport entre création et rédemption, développements sur la foi et ses différentes composantes (foi élémentaire, foi christique), sur la présence active de la grâce, sur la question du mal et son travail destructeur, sur le rôle central de la croix du Christ et la place du pardon, sur le rapport entre eschatologie et histoire, sur l’importance de l’Eglise comme lieu de réconciliation, de communion et de célébration.
A travers cette manière de faire de la théologie, qu’apprenons-nous, notamment pour ce champ de travail nommé parfois « théologie pratique » parce qu’on s’y réfère à des expériences ou des pratiques de croyants ? Un des principaux apports de la thèse sur ce point réside dans la manière dont est mis en musique « l’homologie de situations » chère à Schillebeeckx ou Marc Donzé. François Odinet se refuserait à limiter cette homologie aux situations sociales ; il souligne qu’elles concernent aussi, et peut-être avant tout, des situations existentielles (p. 42). Et puis il propose une lecture proprement théologique de cette homologie en soulignant (et c’est au terme de son travail qu’il l’affirme), qu’il ne s’agit pas seulement d’une parenté de structures entre expériences, mais que la présence du Christ ressuscité peut y être éprouvée. Et c’est l’écoute stéréophonique des récits évangéliques et des paroles des personnes en grande précarité qui permet d’attester une telle expérience théologale. François Odinet écrit alors : « il n’est pas de théologie pratique sans théologie de la résurrection » (p. 302). Ce point me semble tout simplement essentiel pour un travail à partir de données empiriques.
Avec la thèse de Frédéric-Marie Le Méhauté (et celle de Laure Blanchon, le travail de Gwennola Rimbaut et du séminaire de recherche du Centre Sèvres), se dessine ici une manière de réfléchir en théologie assez novatrice. Il est trop tôt pour en mesurer la fécondité, mais on peut en tout cas souhaiter que cette manière de travailler ne soit pas abandonnée, car elle a cette étonnante capacité, à la suite de tous ceux qui « ne comptent pas » de retraverser le mystère à partir de son cœur, parfois enfoui sous l’abondance des discours théologiques.
Etienne Grieu sj, Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
Chronique parue des les Cahiers Internationaux de Théologique Pratique (CITP)
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