"On n’a rien compris ; mais on continue d’avancer"
Témoignage de soeur Geneviève Comeau à la soirée de la chaire Jean Rodhain du centre Sèvres du 29 novembre 2019
Un mot de présentation du cadre : la communauté des xavières à Vanves, communauté où se trouve notre noviciat, accueille depuis 2015 des demandeurs d’asile, dans le cadre du réseau Welcome de JRS (Service Jésuites des Réfugiés)
L’objectif du réseau Welcome consiste à offrir un hébergement temporaire d’environ un mois et demi au sein d’une famille française, ou d’une communauté religieuse, à des demandeurs d’asile. En général de jeunes célibataires. C’est une intuition qui part des besoins de la base, c’est-à-dire, les demandeurs d’asile.
Dans ce cadre, nous accueillons un jeune chaque année pendant un mois et demi. Nous faisons aussi des accueils Cool Welcome : des accueils plus brefs, 2 ou 3 nuits, pour des demandeurs d’asile qui sont en province et qui doivent venir en Ile de France pour leur RV à l’OFPRA ou à la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile).
Nous avons ainsi accueilli plusieurs personnes venant de différents pays : Bangladesh, Syrie, Guinée, Centrafrique, Soudan, Egypte…
Ça a été le fruit d’une décision communautaire – étant donné que nous avions l’une ou l’autre chambre d’accueil disponible.
La surprise me semble une caractéristique intéressante de nos relations humaines. Dans l’accueil des réfugiés, rien ne se passe jamais comme prévu. L’hospitalité nous bouscule, nous dérange, nous déplace, nous élargit… Des jeunes que nous avons accueillis, asiatiques, syriens, africains, nous avons beaucoup reçu, et en même temps nous avons souvent été déroutées et parfois choquées. Je pense à cette jeune femme avec qui c’était si difficile d’entrer en relation… En tout cas, plusieurs fois nous avons pensé : « On n’a rien compris ; mais on continue d’avancer. » Les habitudes culinaires, la manière de prendre les repas (en France, la table est un lieu où on parle, ça peut déconcerter des personnes qui n’ont pas cette habitude), le rapport au temps, à l’anticipation (faut-il prévoir des choses à l’avance, ou non ?), ne sont pas universelles. Le lot de découvertes et de surprises que l’hospitalité nous réserve, nous incite à une certaine liberté intérieure, pour discerner l’essentiel de la vie, par rapport à ce qui finalement a moins d’importance.
Donner hospitalité à l’autre, d’une autre culture, d’une autre religion, nous bouscule dans nos stéréotypes, préjugés, clichés, parce que c’est s’aventurer dans la rencontre. En fait, « nous n’avons pas les clés » de la rencontre. Et ça n’a pas été plus facile avec les jeunes femmes qu’avec les jeunes hommes ! Ce jeune bouddhiste, qui avait été moine dans son pays, nous avons beaucoup reçu de lui, et en même temps nous avons été déroutées et parfois choquées. En tout cas, plusieurs fois nous avons pensé : « On n’a rien compris ; mais on continue d’avancer. » Nous avons reçu de son esprit de simplicité et de pauvreté : cf. le jour de son départ il m’a demandé un ticket de métro, j’ai voulu lui en donner plusieurs, il a refusé en disant : « Garde les autres tickets pour aider d’autres personnes, car aujourd’hui je n’ai besoin que d’un ticket, je ne veux pas en prendre davantage, c’est ma manière de vivre. » Si j’étais dans l’admiration ce jour-là, je ne l’étais pas quand il rentrait très tard et prenait sa douche dans la nuit au risque de réveiller les autres ! Nous avons eu plusieurs échanges très libres sur la religion, il nous posait pas mal de questions et assistait parfois à nos temps de prière en restant au fond de la chapelle ; nous entendre chanter lors de la prière communautaire l’apaisait ; une de nous lui a donné un petit Nouveau Testament en anglais, ça lui a fait plaisir. Ensuite il nous a expliqué : oui, Jésus connaissait le bouddhisme, il était d’ailleurs allé se former en Inde…
Ces jeunes que nous avons accueillis nous ont épatés par leur dynamisme et leur appétit de commencer une nouvelle vie ; pourtant, par moments, ils étaient abattus, submergés par la tristesse de l’exil, alors ils partaient se réfugier dans le sommeil… L’objet le plus important pour eux est le téléphone portable : c’est le lien avec la famille, avec leur vie d’avant (photos…). La perte de leur téléphone est une catastrophe…
Nous avons senti aussi que dans cette hospitalité il convient de ne pas avoir de volonté de récupérer l’autre, de le faire entrer de force dans notre univers. En effet ces demandeurs d’asile sont dans une « errance » à tous points de vue, y compris une errance spirituelle. Bien souvent la religion, certes instrumentalisée, a joué un rôle dans leur départ. Une jeune femme syrienne sunnite que nous avons hébergée pendant un mois nous disait : « I lost connexion with God ». Ce que nous avons à leur offrir alors, c’est un espace où ils sont en sécurité y compris au point de vue religieux et spirituel : ils sont respectés tels qu’ils sont, ils peuvent alors « reprendre souffle » (au sens propre comme au sens métaphorique) : nous n’allons pas leur mettre la main dessus, mais vivre une présence discrète qui puisse leur permettre de retrouver confiance - en Dieu, dans la vie…
L’un d’eux, revenant nous saluer après son départ pour une autre famille, est venu avec un bouquet de fleurs : petit clin d’œil aux us et coutumes en France…
Enfin, pour terminer, je voudrais dire que la force d’un réseau d’hospitalité comme Welcome, …c’est justement d’être un réseau. Certains s’occupent de l’hébergement, d’autres des questions juridiques, d’autres de l’apprentissage du français, d’autres de leur faire rencontrer des jeunes français pour les introduire dans un réseau d’amitié avec des jeunes de leur âge, etc. Aucun de nous n’agit tout seul, et personne n’est le sauveur du monde ! Nous sommes un petit maillon d’une chaine de solidarité bien plus vaste. Ce qui est visé pour les demandeurs d’asile qui veulent rester dans notre pays, ce n’est pas simplement l’hospitalité de telle ou telle famille, mais une véritable « hospitalité citoyenne ». Or l’hospitalité citoyenne ne s’improvise pas ; elle ne peut pas être portée par un individu seul, quelles que soient ses bonnes intentions. Elle doit s’appuyer sur l’expérience d’un réseau associatif ; seule condition pour qu’elle soit engagement durable, et non émotion passagère.
Je termine en évoquant l’importance des rencontres inter-personnelles ; elles sont bien sûr la base de l’hospitalité. Mais elles peuvent conduire aussi à travailler sur les structures, à essayer de transformer le tissu social. Le texte du Jugement dernier en Matthieu 25 nous dit que nous serons jugés sur ce que nous aurons fait à des personnes, même sans le savoir (il y a de la surprise dans cette parabole). Ce « même sans le savoir » passe par des rencontres de tous les jours, mais aussi par des engagements associatifs, et même par le canal d’institutions plus abstraites, comme l’Assemblée Nationale et la fabrique des lois.