Charité sans balances
Jean RODHAIN, « Charité sans balances », Messages du Secours Catholique, n° 120, juin 1962, p. 1.
Charité sans balances
J’en viens, j'en reviens de cette Algérie basculant douloureusement vers une autre route.
J’ignore ce que sera cette Algérie de demain, mais il suffit d'un court séjour là-bas pour se rendre à l’évidence : à cette heure, la France devrait être en deuil et l'Église en prières.
Chacun sait les événements, et l'exode et les condamnables violences ; aussi personne ne s'étonnera qu'au lieu de longues descriptions, je m'arrête plutôt sur un examen de conscience.
Sur le bateau de réfugiés qui me ramène vers Marseille, on m'apporte une liasse de journaux félicitant le Secours Catholique pour sa présence auprès des réfugiés. Depuis « L’Express »[1] qui découvre la charité, jusqu'à « Match »[2] qui consacre deux pleines pages au Secours Catholique, chaque journal signale le travail de nos équipes. Je ne parle pas de « Aux Ecoutes »[3] qui annonce froidement que nous cherchons 100.000[4] chambres pour reloger le « clergé » algérien.
Je voudrais donc ici, à la fois remercier la presse - et la radio - pour cet appui, mais en même temps voir clair à travers les fumées subites de cet encens inattendu.
Candide[5] publie les lettres de lecteurs le suppliant d'ouvrir - à la place de l’État - une souscription pour sauver les milliers de harkis menacés de mort et cherchant refuge en France. « Candide » déclare - par la plume d'André Frossard - qu'il transmettra les chèques au Secours Catholique comme étant « l'organisateur le plus efficace ». Et aussitôt, nous recevons des centaines de demandes qui toutes n'étaient pas officieuses nous sommant de « prendre en charge l'opération Harki ». Merci pour le compliment, mais gardons-nous de confondre justice et charité.
- Quand un architecte livre une maison où il a oublié l'escalier, on ne s'adresse pas au pâtissier du coin pour ajouter des marches en sucrerie. La Charité n'est pas une confiserie à tout faire : le devoir de Charité, vis-à-vis des locataires, ici, c'est de crier à l'injustice : il s'agit de contraindre l'architecte responsable à recommencer le travail pour lequel il a été payé. C’est du ressort de la justice stricte.
- Quand une usine ne paye pas exactement ses ouvriers, on ne sollicite pas les aumônes des paroissiens en complément des salaires. La Charité n'est pas une aumône : elle instruit, elle informe, elle forme les cadres ouvriers et patronaux. C'est la Charité qui ouvre la voie à la justice sociale contraignant finalement au juste salaire.
- Quand un roi de France embauche des Gardes suisses, il les prend en charge, royalement. La France, jusqu'à une époque récente, avait encore cette tradition de fidélité vis-à-vis de ceux à qui elle demandait jusqu'à la mort incluse, de libérer son territoire[6].
Le Secours Catholique n'a donc pas à recruter les armées, ni à verser leurs soldes en place d'un Etat qui serait défaillant. Mais la Charité devra, si ses frères sont en péril, s'adresser au Prince pour lui rappeler ses devoirs d'état - et d'État. La vigoureuse correspondance de saint Vincent de Paul avec le Grand Mazarin nous fournit d'ailleurs à ce sujet une anthologie qui - parfois - ne manque pas d'actualité.
Le Secours Catholique donnera sans compter pour tous les réfugiés, qu'ils soient turcs ou chrétiens, musulmans ou protestants. Mais il n'ira pas se substituer à la S.N.C.F. ni à l’intendance, ni à l'État.
Les coups d'encensoir ne nous donneront pas le vertige. Soyons clairs : à chacun son métier. Tenir sa place, mais rester à sa place.
« Témoignage Chrétien » transmet à ses lecteurs notre appel pour l'Opération Trois Chambres, mais à ce propos, dans le même numéro, par deux fois, regrette la discrétion du Secours Catholique dans son action auprès des musulmans.
Nous n'avons aucun goût en cette heure pour ouvrir une polémique. Il serait très facile de rappeler que « Messages » a été le premier journal - et longtemps le seul - à mener la campagne sur les « Camps de regroupements ». Il n'est pas question de faire un bilan: nos chiffres seraient un témoignage chrétien qui apaiserait pour l'instant les angoisses de « Témoignage Chrétien »
Mais nous nous refusons à une argumentation qui laisserait glisser la Charité vers une politique de « compensation ».
Allez-vous faire passer en votre tribunal le Bon Samaritain pour avoir soigné un blanc sans partager illico son huile et son vin avec un blessé d'une autre couleur ? Le Bon Samaritain, que je sache, ne s'est pas excusé de soigner celui-ci en prouvant qu'il avait la veille au soir aussi bien soigné celui-là.
La Justice a des balances, la Charité n'en a pas. Le Secours catholique n'est pas un Conseil municipal qui, pour se faire pardonner une subvention à une œuvre de droite (ou de gauche) accorde aussitôt une égale subvention à une œuvre de gauche (ou de droite).
La Justice inscrit tout et la Charité oublie tout.
Entre les rapatriés à accueillir et la présence dans le bled, on me demande comment le Secours Catholique réussit à compenser les risques.
Les risques, nous ne les compensons pas : nous les additionnons.
Dans le centre d'accueil de l'aérogare comme dans la Casbah, au milieu du bureau des réfugiés, comme travers les dispensaires du Sahara, nous continuons et nous continuerons.
C'est contraire à la logique, à l’arithmétique, au sens de l'histoire. D'accord.
L'Église d'Afrique, depuis saint Cyprien jusqu'en 1962 en a vu bien d'autres.
Avant-hier, en Casbah d'Alger, j'assistais, devant un de nos stocks de farine, a une discussion entre le délégué du Secours Catholique qui voulait distribuer et le responsable F.L.N. qui prétendait que la distribution relevait désormais de lui. Alors, un vieil Arabe arrêta net le jeune F.L.N.
- Laisse-le donc, dit-il tu vois bien ce chrétien, ce qu'il veut donner, ce n'est pas seulement la farine, c'est son cœur.
Saint Ignace d'Antioche prouvait[7] que « la Charité crée un état nouveau de l’homme. C'est une re-création de son être profond ».
Que les chrétiens prient non pour « avoir » la Charité, mais pour « être » dans la Charité, cette Charité que l'on n'obtient ni d’un bureau, ni d'une organisation, ni d'un Prince, mais que l'on n'obtient - en Alger, c'est évident - qu'à genoux devant le Seul Seigneur.
Mgr Jean RODHAIN
[1] Voir plus loin.
[2] N° 687 du 9 juin 1962.
[3] N° 1.976 du 1er juin, page 2.
[4] Il n'en est évidemment pas question. Le clergé reste à son poste.
[5] N° 58 du 7 juin, page 2.
[6] Le soussigné ayant été aumônier général de l’armée française du 11 novembre 1944 au 8 septembre 1946, a conservé et de la mémoire et des archives. J.R.
[7] Voir le dernier volume de l’abbé Colson « Charité chez Ignace d'Antioche », 104 pages – Editions S.O.S, 106 rue du Bac, Paris (7°).