Jean RODHAIN, « L'autre Fréjus », Messages du Secours Catholique, n° 116, février 1962, p. 1.

L’autre Fréjus

On regarde le chiffre des victimes de la veille. On n'ose pas noter chaque jour, et, à la fin du mois, écrire le total général des deux additions : celle des victimes des uns et celle des victimes des autres.

Chaque matin, celui-ci ou celle-là vient m'apporter une déclaration en me demandant de signer. Au lieu de signer, je préfère avouer. Et j'avoue ceci : derrière les 13 morts de ce matin ou les 31 d'hier - il y a autre chose que les chiffres imprimés. Il y a autre chose qui appelle plus qu’une déclaration.

Il y a les obsèques. Et il y a les lendemains. La veuve n'est plus en sécurité. Il faut qu'elle parte, elle aussi, ou bien qu'elle tienne tête, si elle sait mener seule le commerce ou reprendre le portefeuille d'assurances du mari abattu. Pour les enfants, les voisins ont été très bons. Cela durera combien ? Et, en juin, qui payera la scolarité, et qui pensera à leurs vacances ? L'aîné était charmant ; il n'est plus le même depuis ce coup. Et comme on ne sait pas exactement quels sont les auteurs du coup, les trois autres enfants écoutent trop ceux qui en désignent trop.

Et dans cette autre famille, ce n'est pas un deuil. C'est autre chose. Il n'aurait jamais volé un centime, mais il est en prison. Et pour celle qui reste, c'est le même problème de se débattre seule pour les petits, pour le magasin qui perd ses clients. Sans compter l'avocat et les colis. Et ce vide qui s est fait autour d’elle depuis le matin de l’arrestation…

L’addition...

Quand Fréjus additionnait 500 morts, le monde entier pensait aux survivants, aux veuves, aux orphelins. De partout, pour eux, on nous apportait des millions. Et ce n'était pas commode, pour nous, de les répartir justement.

Faites l'addition en février 1962 des morts quotidiens des deux listes depuis le massacre de Meknès et depuis le Maire d'Evian. Faites le total, et comparez ce total avec le total de Fréjus.

Mais, dites-moi aussi, qui donc s'occupe de ce nouveau cortège des veuves et des orphelins ?

Parce qu'il y a un cortège de femmes et d'enfants, plus sinistrés que les sinistrés de Fréjus, plus ruinés que ceux de Fréjus. Et plus abandonnés aussi. A-t-on entendu les radios se concurrencer pour eux en souscriptions, et les pompiers de toutes les mairies quêter pour ces orphelins-là ?

Ils n'en voudraient pas de ces quêtes, d'ailleurs, ni de ce bruit.

Mais ici, et dans tout notre réseau du Secours Catholique, nous les voyons ces veuves et ces orphelins. C'est notre prochain. Même si la paix illuminait tout demain matin, ceux-là restent des veuves et des orphelins.

Pour Fréjus, nos comptables du Secours Catholique avaient ouvert un compte spécial. Alors je n'aurai jamais cru, en ce temps-là - Fréjus, c'est vieux de trois ans déjà- qu'il nous faudrait tenir un autre compte. Pour d'autres victimes, qui n'étaient pas celles d'un barrage.

Permettez-moi de ne pas en dire plus. Merci.

Mgr Jean RODHAIN.