Jean RODHAIN, « Ce pape déconcertant », Messages du Secours Catholique, n° 131, juin 1963, p. 1.

Ce Pape déconcertant

« C'est un saint » disaient de Pie XII pendant l'Année Sainte tous les pèlerins qui l'avaient vu en prières. Si alors on avait annoncé que dix ans plus tard le monde entier serait réuni autour de son successeur à l'agonie, avec un respect, et une unanimité incomparables, quel nom serait venu à l'esprit ? Certainement pas celui de ce Nonce à Paris que le même Pie XII venait de rappeler à l'ordre pour ses trop fréquents voyages en province, et que ses visiteurs appréciaient comme un bon vivant, un bon « grand-père », mais sans plus. Comme il est difficile de faire des prophéties sur les futurs papes et leur « réussite... »

Le nombre des Cardinaux a été fixé à la fin du XVI° siècle par un célèbre décret du Pape Sixte-Quint : Il est de 70. On imagine Pie XI, bibliothécaire méthodique, ou Pie XII, travailleur précis, préparant et publiant un minutieux décret portant ce chiffre de 70 à 80 ou à 100, et quelques mois après le décret, promulguant une liste de nouveaux élus. La loi d'abord, l'application ensuite.

Jean XXIII, en décembre 1958, sans crier gare, promulgue 23 nouveaux Cardinaux. Cela fait 82 chapeaux, donc 12 de trop. Stupeur de la Curie Romaine, le décret n'a pas paru.

Et il n'y avait pas de décret. « On le fera après, dit Jean XXIII ». Cela fut si bien « après », que Jean XXIII meurt sans avoir encore signé le décret modifiant le texte de Sixte-Quint. Le décret sur le nombre des Cardinaux n'existe pas encore. On comprend la rancœur recuite de ceux des bureaucrates qui vivotent embaumés dans leurs herbiers violacés.

Un Concile est un acte monumental. Comme pour tout monument pontifical, il ne surgit qu'après de longs et secrets préparatifs. Un Pie XI aurait provoqué une consultation archi-secrète en vue d'étudier un projet de Concile, puis créé deux ans après une Commission aussi secrète pour préparer l'évènement, puis enfin publié une encyclique sur l'histoire des Conciles dans l'Église. Alors ensuite Pie XI aurait annoncé un prochain Concile...

Jean XXIII à brûle-pourpoint, dans la sacristie de Saint Jean de Latran, devant 20 Cardinaux qui ne s'attendaient qu'à une vague bénédiction après un office, raconte qu'il va convoquer un Concile. Et il leur raconte tous les objectifs de ce Concile. Cela parait tellement énorme que les journalistes hésitent à télégraphier. Mais c'est vrai. Et c'est ainsi que le Concile Vatican II a commencé.

Le langage d'abord. La grammaire ensuite. Cela déconcerte certains de nos Français logiques, logiciens, logistiques qui veulent mettre les âmes dans des classeurs bien étiquetés et l'apostolat dans des formulaires numérotés. Mais c'est comme cela : Jean XXIII était déconcerté par notre logique, il déconcertera certains de nos compatriotes par ses intuitions, mais il redira jusqu'à la fin combien il aime « ses bons Français », car il se sent deviné par eux.

Audience pour les Kennedy. Jean XXIII s'y est préparé en apprenant - péniblement - quelques phrases d'anglais. L'heure arrive. Souriant, bougonnant, inquiet, Jean XXIII retient par la manche le Monsignor du Protocole :

- Comment faut-il saluer Mme Kennedy ?

- Votre Sainteté peut dire Madame la Présidente ou Madame tout court.

La porte s'ouvre. Le Saint-Père lève les bras :

- Ah ! Jacqueline ! ...

Style direct : voilà les personnages qui dépasse les conventions, et le conventionnel.

Lorsque l'autre nuit chacun était bouleversé près de son transistor en écoutant cette agonie, ce n'était pas un miracle de la radio. Cette trompette mondiale a diffusé d'autres morts célèbres auréolées de publicités savantes. Ici le retentissement ne provient pas du diffuseur, mais de la source. Le choc ne vient pas de la technique, il provient de la personne. Ce n'est pas l'affiche qui a popularisé saint Martin, c'est saint Martin qui, ayant compris le peuple, est devenu si populaire que l'affiche ou l'image se servent de lui.

Jean XXIII a compris son peuple. Tout est là : la grammaire, la technique, les résultats, cela vient après.

D'autres raconteront le Pontificat et d'autres situeront ce Pape dans l'Histoire. Ce que je sais, c'est qu'en janvier 1946, au début d'une rude bataille pour essayer de réhabiliter le mot de « Charité », je fus malade et assez solitaire : la première visite reçue en mon isolement fut la sienne. Et cela, un malade ne l'oublie pas.

Et depuis, chaque fois qu'il y eut à batailler pour délivrer des prisonniers, ou pour intervenir en faveur de causes désespérées, dès que ce Pontife attentif devinait qu'il s'agissait de pauvres gens, il disait oui avant la fin de la première phrase.

Il n'y a pas très longtemps, pour une famille dans une situation morale inextricable, j'ai vu Jean XXIII, à la stupeur de son entourage, décréter en trois minutes et signer en faveur de ce cas une loi exceptionnelle nonobstant toutes lois et toutes traditions contraires...

Cet amour du pauvre a conduit Jean XXIII au lendemain de son couronnement tout droit vers la prison de Rome, parmi les captifs, malgré un protocole stupéfait.

« Rajeunir la maison, et ensuite ouvrir les portes et les fenêtres pour qu'ils voient l'Eglise. » C'est ainsi que Jean XXIII définissait le Concile à certains de ses visiteurs.

Que de portes ouvertes - et enfoncées - depuis cinq ans à Rome. Que de fenêtres ouvertes...

Et, par ce vieillard qui n'avait rien d'un impulsif, quelle impulsion donnée, irréversible, vers ces pauvres pour qui l'Église a été construite. Et quelle leçon que cette agonie...

Personnage déconcertant ?

Déconcertant comme toute l'histoire de cette Église qui a commencé contre les puissants de ce monde, hors des richesses de ce monde, en un certain lieu inattendu, si pauvre, si déconcertant, et qui s'appelait BETHLEEM.

Mgr Jean RODHAIN