Mea culpa
Jean RODHAIN, « Mea culpa », Messages du Secours Catholique, n° 129, avril 1963, p. 1.
Mea culpa
Voici un jeune garçon exemplaire.
Son père infirme est un cordonnier en chômage. Sa mère et ses six frères et sœurs grelottent de froid dans un taudis. L'aîné estime que la France, en sa grandeur, ne peut tolérer une telle misère. Et à pieds, de sa province, il commence une route de 250 kilomètres pour filer droit sur l'Elysée. Il parvient à Paris épuisé. Il demande son chemin aux agents. Ils l'arrêtent aussitôt pour vagabondage. Le Commissaire de police décontenancé par la décision et la candeur de ce jeune garçon alerte le Préfet. Le Préfet alerte le Ministre. Le Ministre recevra lui-même le jeune garçon. Et grâce au Ministre, la famille sera relogée. Scène exemplaire. Photo du Ministre et du jeune garçon (voir ci-contre). La presse applaudit. La télévision célèbre à la fois ce garçon si « bien de chez nous » et cette administration si compréhensive.
Minouchette pleure. Emotion générale dans les 27.000 paroisses apostoliques de France et dans mon cœur aussi.
Sidoine ne pleure pas. Comme d'habitude ce monstre ricane. Il me sort la photo du square Boucicaut[1]. « Alors quoi, Minouchette et toute la presse couvrent de ridicule ce monument parce que Madame Boucicaut se penche bienveillante sur un garçon orphelin mal vêtu ? On dit que c'est du paternalisme. On dit qu'avec la justice sociale d'aujourd'hui, il n'y a plus de garçons mal vêtus en 1963. Et les mêmes censeurs de la statue bienveillante s'extasient sur la photo du Ministre bienveillant, alors que la situation de ce garçon appelait non pas la bienveillance, mais le scandale : la France entière aurait dû s'indigner de l'existence incroyable en l'an mil neuf cent soixante trois d'un seul taudis familial... »
Je ne réponds Pas à Sidoine, car il a toujours l'esprit mal tourné. Mais dans un journal régional du Gers je découvre l'annonce suivante :
« Le Secours Catholique d'Auch ne peut laisser passer cette démarche du jeune garçon sans en tirer des enseignements pour le présent et pour l'avenir. Aussi il prie instamment toute personne du département du Gers connaissant, soit dans sa famille, soit dans son voisinage, une famille frappée par une misère criante, d'alerter sans délai le Comité local du Secours Catholique le plus proche, ou à défaut, la Délégation d'Auch, 9 rue d'Espagne, téléphone 10-89 et 620, qui interviendra immédiatement. »
Si le garçon fut exemplaire par son esprit d'initiative, les gens d'Auch le sont par leur réaction : ils font leur examen de conscience, et publiquement.
Parce qu'enfin, au lieu de ricaner devant le paternalisme désuet de la vieille Madame Aristide Boucicaut (c'est facile), au lieu de béatifier le Ministre bienveillant (c'est servile), si je faisais ce petit exercice (c'est cruel) demandé par la prière du matin : confiteor : je m'accuse.
Imaginons que je sois justement originaire de cette paroisse de ce jeune garçon décidé. Ma bonne paroisse de X[2] a donc 7.580 habitants. Un curé et deux vicaires. Sept communautés religieuses. Huit mouvements d'Action Catholique. Treize œuvres diverses dont un Secours Catholique local. Une statistique scientifico-sociale a prouvé que 21,07% des habitants venaient à la messe le dimanche, dont 13,09% à la messe de 11 heures. Tout est rigoureusement recensé. Tout est bien en ordre.
Mais il faut un Ministre à la télévision pour que les 7.580 habitants s'aperçoivent que 9 d'entre eux grelottent dans un taudis. Mais il faut les larmes de toute la presse pour que les 21,07 % de « fidèles allant à la messe » s'aperçoivent qu'il y avait 9 pauvres Lazares à deux pas de leur chaude église (église avec chauffage à l'air revitaminé, système Y, Maison de confiance : chaudement recommandée en page 10 de la « Semaine Religieuse »).
Mais alors le presbytère ? Le registre des âmes ? Le fichier social ? Les militants du quartier ? Il aura fallu 250 kilomètres à pieds faits par un jeune paroissien jusqu'aux marches de l'Élysée pour qu'ils remédient à ...
Mais alors le Secours Catholique local ? Il vient de m'envoyer un rapport de 6 pages au sujet de ce cas pour m'expliquer que…
Mais ce que les pauvres attendent ce ne sont pas des explications, fussent-elles excellentes, mais des réalisations.
Le Bon Samaritain n'a pas rédigé un rapport pour expliquer les quatorze raisons de ne pas toucher au blessé de la route...
Un garçon décidé. Un ministre souriant. Toutes les Minouchettes larmoyant. Et moi, pas content. Pas content de moi.
Confiteor : l'Église des Pauvres, c'est cruel.
Je n'avais rien vu.
Je n'avais pas compris.
Mea culpa.
Jean RODHAIN
[1] « A l'extrémité orientale du square, le visiteur peut admirer la statue de la patronne de ces lieux : Madame Boucicaut elle-même ; maîtresse du Bon Marché, amie des pauvres, bienfaitrice professionnelle qui vécut de 1816 à 1887, ainsi que l'inscription du monument en témoigne. Ce monument est à la fois majestueux et mesquin. Mme Boucicaut, plus grande que nature, en pierre grise où les intempéries ont laissé des traînées lugubres, se dresse au haut d'un escalier. Elle est harnachée à la manière de la reine Victoria. Elle tient un manchon et accueille l'hommage d'un petit pauvre extatique, sa casquette à la main, le cou entouré d'un bon cache-nez. Derrière Mme Boucicaut, inclinée et admirative, la baronne Hirsch, autre dame d'œuvre mais de moindre réputation, en voiles de veuves ou d'infirmière. Au premier plan du monument une pauvresse désespérée et hâve, attend que la bonne madame s'avise de son existence et y vienne apporter quelque soulagement. A moins que ce ne soit la mère du petit pauvre à casquette. En ce cas c'est qu'elle est trop timide ou trop honteuse pour s'avancer et remercier. Elle envoie son fils, délicatesse qui ne passera pas inaperçue.
Les pigeons qui n'ont de respect pour rien et qui s'abattent par nuées toutes les dix minutes, ont ajouté leurs souillures à celles du temps, en sorte que Mme Boucicaut est fort sale. Je ne sais pas pourquoi ce monument me fait un effet pénible. Il respire toute la vanité satisfaisante et protectrice du XIX° siècle bourgeois, son insolente prospérité, sa charité offensante. Je ne connais pas grand chose de Mme Boucicaut. Peut-être était-ce vraiment une bonne personne. Alors ce groupe de statues la calomnie. »
Jean DUTOURD
(Extrait de « La Nouvelle Revue Française ». Sept.1962, p.1140).
[2] Si le fait de la démarche de Jean-Marie Duval est exact et public, par contre, dans cet article, toute référence à une paroisse, à un curé, ou à une œuvre sont - évidemment - totalement imaginaires et personne - sauf le Secours Catholique - ne pourra se sentir visé.