La fable de la bielle et de la bougie
Jean RODHAIN, « La fable de la bielle et de la bougie », Messages du Secours Catholique, n° 146, novembre 1964, p. 3.
La fable de la bielle et de la bougie
Moi, dit la bielle, j'en ai assez de cette obscurité visqueuse en laquelle je suis confinée. Il n'est question que de chevaux, de carrosserie, d'accélération, d'embrayage. De moi, motus. C'est seulement lorsqu'on a « coulé une bielle » que tout le monde parle enfin de moi. Le garagiste, le conducteur, les enfants du conducteur chantent à tout le monde le drame de la bielle coulée. Et puis c'est fini, pendant 200.000 kilomètres pour moi ce sera l'oubli total. Ce sera le glissement perpétuel dans l'huile brûlante. Ou en hiver, le dégommage dans l'huile fixée. Ce sera, mille fois par heure le coup d'explosion sur ma tête de piston, le ressac du vilebrequin à mon pied. Un va-et-vient incessant à donner des rhumatismes à toutes mes molécules. Toutes les tonnes du camion, tous les kilomètres de l'autocar me pèsent des pieds à la tête. Et jamais un paysage, jamais un lever de soleil, jamais un vent frais. L'huile chaude et la nuit. J’en ai assez de ma spécialité obscure. J’ai droit à de l'avancement. A mon tour je désire monter en grade. Mettez-moi donc à la place de la bougie. Elle a de l'air, elle au moins. Elle est chatouillée sans cesse par le delco. Elle peut regarder au-delà du carburateur. Elle respire à grands coups près du ventilateur. On la sort. On la passe à l'essence, on lui brosse les dents. On la replace avec des égards d'horloger. Elle domine le moteur. Pourquoi pas moi à mon tour ?
Ainsi parlait la bielle en son rude langage d’acier trempé.
Je sais combien d'hommes qui sont bielles en cette même fringale du poste au-dessus.
Qui donc aime se contenter de son grade ; je n'ai jamais vu sur une devanture l'inscription : pharmacien de 3ème classe, ni même de 2ème classe. Pourquoi se disent-ils tous de première ?
Qui donc aime rester en son état véritable.
En Occident il n'y a plus un seul diacre : ils ont tous voulu grimper à l'échelon supérieur comme si cela leur brûlait les pieds de rester en leur fonction propre de servir les pauvres.
Dans ma rue il y a quatre manucures et trois luxueux magasins de ciné-photo, mais si mon évier est bouché, dans tout le quartier je ne trouverai pas un seul apprenti plombier.
On surabonde d'experts et de conférenciers sur la santé mondiale. Mais on ne trouve plus d’infirmières. Et si dans la clinique on vous offre la télévision près de votre lit, vous aurez beau pour calmer votre fièvre sonner le soir la sœur converse ; il n'y a pas de sœur Tisane. On ne trouve plus de sœurs converses…
Quand un moteur a des bougies en trop, ça fait des étincelles bien sûr. Mais si en même temps il a des bielles en moins, moi je prétends que la voiture n'ira pas loin.
Voilà pourquoi je réclame un gramme de reconnaissance pour ces fonctionnaires obscurs, pour ces mères de familles fatiguées, pour ces dévouements cachés : sans étincelles aucunes, si ce monde avance, c’est eux qui en portent tout le poids.
SIDOINE.