Au fil de l'eau
Jean RODHAIN, « Au fil de l'eau », Messages du Secours Catholique, n° 144, septembre 1964, p. 1. [1]
Au fil de l'eau
Le bateau-mouche, descendant la Seine, vient de dépasser le Marché aux Fleurs. Il transporte, dans cette matinée déjà torride, 350 girouettes qui tournent docilement au souffle des haut-parleurs : « A votre gauche, Mesdames et Messieurs, voici le Quai de l'Horloge avec la célèbre prison de la Conciergerie où Marie-Antoinette vécut ses dernières heures... ». Une reine qui va monter à l'échafaud intéresse toujours des vacanciers. Le bateau-mouche fait silence et, dans le seul clapotis des hélices ralenties, les passagers ont un regard ému pour cette façade noirâtre où il ne se passe plus rien. Rien, sauf un corbillard qui sort.
« Pourquoi un corbillard à la Conciergerie », demande la blonde Éléonore ? Ayant payé, du pont de l'Alma à l'Ile de la Cité, 350 francs (anciens), apéritif compris, elle estime que la Compagnie des Bateaux-Mouche devrait tout savoir expliquer, même le corbillard. Mais le capitaine du bateau est introuvable et le garçon du bar ne sait que hausser les épaules. Que venait faire ce corbillard moderne dans ce musée de la Révolution française ?
« Mesdames et Messieurs, nous voici maintenant sous le plus ancien des ponts de Paris, le Pont-Neuf commencé en 1578. A votre gauche, le célèbre square du Vert-Galant avec... »
Derrière le corbillard insolite, le Préfet de Police en personne conduisait le deuil, entouré des plus hauts fonctionnaires du Ministère de la Justice. A la place de la famille, une petite communauté de bonnes sœurs, avec une guimpe d'un bleu Enfant de Marie, semblait sortir d'un cadre de bois doré 1830. C'était tout le court cortège. Nous avancions doucement, dans Paris désert, vers Notre-Dame. Car Notre-Dame de Paris allait ouvrir toutes grandes ses portes devant le corbillard de Mère Rosine : il sortait de cette prison de la Conciergerie où Mère Rosine était entrée en 1896, il y a donc exactement soixante-huit ans...
Les touristes américains, allemands ou français frémissent en visitant ces couloirs sombres, ces cachots occupés par Danton et Robespierre avant leur exécution. En sortant de l'admirable Salle des Gardes** (deux étoiles dans le Guide Michelin, chapiteaux remarquables), ils ne peuvent pas ne pas voir tout à-coup les deux policiers bien armés. On leur dit à voix basse : « C'est le Dépôt », et on les presse de circuler en vitesse. Ils « circulent » sans se douter que, dans ce Dépôt, plus sombre encore que ces cachots, vivent ces religieuses des Prisons - guimpe bleu ciel - plus cloîtrées qu'au Carmel. Asservies par vocation à recevoir, accueillir et soigner, sans répit, les pires épaves d'un Paris monstrueux. Ce soir, les déchets du trottoir, et dans la nuit, l’Étrangleur enfin arrêté. Les policiers les mieux trempés y tiennent, à peine, jusqu'à l'âge de la retraite. Ici, Mère Rosine vient de mourir à son poste de Supérieure à l’âge de quatre-vingt huit ans. Elle était entrée, en ce Dépôt, au sortir de son noviciat, à l'âge de dix-neuf ans, en 1896. Elle a vu passer tous les accusés célèbres, depuis Mme Caillaux jusqu'aux célébrités de 1944 et leur suite... Son petit cahier noir porte, exactement notés, ses jours de congé : en soixante-huit ans de service elle a bénéficié en tout et pour tout de vingt-neuf journées de vacances, soit quatre semaines de congés payés, donc en moyenne, une demi-journée par an[2]. Ceci explique peut-être comment, ce matin, dans la basilique Notre-Dame, il n'y eut pas de discours, tandis que pour ceux « qui savaient l'histoire » dans l'assistance, il y avait une certaine émotion...
On me dira que tout ceci sera bientôt périmé. On me certifiera qu'avant dix ans, ce Dépôt sans air ni lumière sera remplacé par un local moderne et techniquement adapté. On me prophétisera qu'avant vingt ans, ces religieuses auront quitté cette guimpe d'un bleu démodé pour un costume anthracite dernier cri et que leur règlement les contraindra, chaque année, à des stages de plein air. Tout s’adapte. Tout change. Tout doit changer. Il ne faut pas s'attarder à savourer le passé, si édifiant soit-il.
Je veux bien.
Je suis pour le changement et pour l'adaptation. Mais, en attendant, « il faut labourer la terre qu'on a, avec les bœufs qu'on a », comme rabâche Sidoine.
Dans une paroisse de montagne, le maire fait venir, cet hiver, un éminent conférencier pour la campagne « Faim dans le Monde ». Le public fut de glace. A ces paysans qui n'ont pas l'eau courante, qui arrivent à peine à vendre leurs pommes de terre, qui voient dépérir leurs fermes, le conférencier décrivit avec ferveur les barrages hydrauliques du Niger et les réalisations des ingénieurs de la F.A.O., aux Indes.
Pour n'avoir pas songé à regarder, d'abord, à qui il s'adressait, je prétends que cet éminent conférencier est avant tout un cuistre,
Avant de lui offrir un stylo de luxe, Sidoine exige que son garnement apprenne d'abord l'orthographe. Avant d'acheter un poste de télévision à Éléonore, Sidoine prétend qu'elle soit d'abord capable de réussir correctement un authentique pot-au-feu. Sidoine a raison. Les grandes réformes commencent par les petites choses et les vastes desseins sont conditionnés par les menus détails.
Le bateau-mouche entend maintenant l'éloge des façades du Palais-Bourbon et de la Concorde, opportunément reblanchies, Les passagers - qui ne sont pas nés de la dernière pluie - ne peuvent s'empêcher de songer tout de même aux taudis qui sont au-delà de ces façades et à la crise des jeunes ménages mal logés.
La réalité reprend toujours ses droits. Et devant la misère on convoque la Charité... au galop.
Ainsi dans ce journal, vous trouverez soulevées quelques questions humbles et pratiques concernant les rapatriés (pages 3 à 14) ou les victimes de Champagnoles (page 16), ou de l’autocar d’Arras (page 16). Car, malgré les vacances et malgré les haut-parleurs des bateliers, tandis que le navire s'en va au fil de l'eau, l'exemple de Mère Rosine, sans aucun discours, a beaucoup plus d'auditeurs qu'on ne croit...
Jean RODHAIN
Aumônier général des prisons