Un verre d’eau
Jean RODHAIN, « Un verre d'eau », Messages du Secours Catholique, n° 139, mars 1964, p. 6.
Un verre d’eau
Je donne un verre d'eau.
- Un simple verre d'eau, cela ne vaut rien.
- Ni commercialement, ni socialement : Rien
- Cela ne résout pas la soif, pas plus qu'un pain donné ne résout la faim.
- Et mille verres d'eau, cela ne résout ni l'hydraulique, ni la misère.
Je donne un verre d'eau.
Et je le donne maladroitement. Je ne sais pas trouver le mot juste qu'il fallait pour que ce geste ne soit ni paternel, ni protecteur, ni hésitant.
Je m'interroge d'ailleurs sur mon intention. Avec ce verre d'eau, j'ai cru bien faire ou j'ai voulu quoi faire ? Quel pourcentage de service et quel pourcentage de satisfaction personnelle dans ce verre, que je cherche, que je remplis et que j'apporte. Si l'eau est claire, mon geste est-il clair ?
Mon voisin a souri, le passant a haussé les épaules.
Cyrano souffrait de son nez grotesque. Ne suis-je pas grotesque avec ma longue série de maladresses pseudo-charitables, avec mes intentions émouvantes, mes pitiés enfantines ? Il est temps de me durcir enfin. Et en mon secret, je m'inquiète et m'analyse : n’y a-t-il pas autre chose à faire que d'offrir ce verre d'eau fraîche ? et en quoi cela me regarde de choisir ce geste simpliste plutôt que d'attendre, et de consulter, et de mieux calculer ?
Je donne un verre d'eau « en son Nom ».
L'eau disparaît.
In Nomine Domini.
C'est Lui qui agit.
Ce n'est ni superstition, ni naïveté.
C'est le Seigneur
C'est Lui le point exact où se fixe le point d'appui.
Comme un cep exactement planté, produit. Comme un grain semé, c'est demain l'épi.
Comme un contact bien branché enclenche toute la lumière.
Comme une onde exactement cueillie emplit l'atmosphère,
Comme un minuscule transistor bien réglé remplit ma chambre,
Comme un atome bien choisi déclenche la réaction en chaîne,
Comme le soleil basculant au grand matin change le visage de toutes choses,
Le verre d'eau n'est plus un verre, ni de l'eau,
Il n'est plus un geste de moi,
Il n'est plus un don maladroit
Dès qu'il est fait « en Son Nom ».
« un verre d'eau donné en mon Nom, au Ciel ne restera pas sans récompense. »
La monnaie du Ciel, vraiment, n'est pas la nôtre.
Avec nos comptes, cela n'a pas d'équivalence.
Autant que ceux de la première heure, les ouvriers de la onzième sont au même barème.
Ce cep, je le plante. Ce sarment je le taille. Et ce raisin, il dépend de cet Autre qui distribue le gel et la grêle, le soleil et la nuit. In nomine Domini. La Création travaille au nom du Seigneur. C'est autre chose que ce que raconte le journal du soir ...
Pendant quarante jours, Seigneur, j'ai jeûné de Vous, en arpentant mon jardin aride. J'ai mesuré mon bras trop court. Pendant tout ce Carême, j'ai pesé chaque matin le verre vide et le verre d'eau. J'ai compté la maigreur de ce don.
J'ai calculé la Faim du monde et compté les peuples sous-développés. Toute cette quarantaine, j'ai pesé et soupesé les systèmes et les distributions, les projets et les réalisations. Et plus on m’expliquait et plus je me sentais, moi, pauvre devant ces pauvres. Plus ce Carême avançait et plus ma main tremblait avec son pauvre verre d'eau.
Vraiment, il fallait les cloches de Pâques pour sonner le bronze de ces trois mots :
« en Mon Nom »
Jean RODHAIN