Au jour le jour
Jean RODHAIN, « Au jour le jour… », Messages du Secours Catholique, n° 139, mars 1964, p. 1.
Au jour le jour
Lundi
Il y a 10 ans, après l'appel inoubliable de l'Abbé Pierre, Paris prenait conscience de certaines misères. A la Porte d'Orléans, sur le terrain réservé aux fêtes foraines, une Cité de toile surgissait : il y a 10 ans exactement, en ce mois de mars 1954, le Secours Catholique amorçait une collaboration d'œuvres charitables dans ce gigantesque campement bleu et blanc avec ses dortoirs, ses cuisines, son service social.
Aujourd'hui le terrain de la Porte d'Orléans est devenu un parking de 800 voitures (cf. page 4). La Cité bleue et blanche a disparu. Ou plutôt elle continue dans quelques jours, Son Eminence le Cardinal Feltin vient présider le X° anniversaire de cette collaboration ininterrompue à la Cité-Secours Notre-Dame, rue de la Comète.
Mardi
Aujourd'hui, je suis venu en pèlerinage à Fréjus.
Au cimetière, tant de tombes diverses portent la même date du 2 Décembre 1959.
Une autoroute neuve et fleurie surplombe Malpasset.
J'ai cherché une carte postale du barrage. Je n'ai trouvé dans les magasins que des cartes en couleurs avec plage ensoleillée et d'excellentes photos des ruines romaines. Mais de la ruine d'il y a deux ans, l'image est aussi introuvable que le procès des responsables.
Il y a des roues qui tournent vite.
« Français, vous avez la mémoire courte ».
Je rentre à Paris attristé et je le dis. Mais notre service « statistiques » rétablit l'éclairage véritable : quelques heures après la rupture du barrage du Vajont, nous recevions, pour les sinistrés de Longarone, un don important collecté par la paroisse de Fréjus : Tout le monde à Fréjus n'oublie pas.
Mercredi
Simone de Beauvoir continue la publication de ses souvenirs. Ce tome II intitulé : « La Force des choses » se termine par l'aveu d’une longue déception. Tous les personnages cités sont persiflés et l'amertume est largement distribuée.
Au milieu de l'uniformité des noirceurs étalées, un hommage est rendu, par deux fois (chap. X, pages 479 et 481), au Secours Catholique pour sa clairvoyance et son action dès 1959 à propos des « Camps de Regroupés » en Algérie...
Jeudi
Avec un courage discret, elle faisait chaque soir des heures supplémentaires. Puis elle rentrait chercher l'enfant en pension chez la buraliste. Dix heures d'usine pour une mère de famille de 22 ans, c'est dur. Et l'autre soir, je n'ai pu m'empêcher de compatir. Et je reçus la réponse en pleine figure : « Si j'économise, c'est pour les frais du divorce ». La buraliste se chargea des précisions : le mari vient d'attraper 3 ans. En prison, il est logé, chauffé, nourri. La femme, elle, n'est ni logée, ni chauffée, ni nourrie. Elle va chercher ailleurs...
Je découvre que la prison, c'est aussi la famille du prisonnier, plus pitoyable parfois que le prisonnier lui-même. Lui, il est à l'ombre. Eux, ils sont sur le sable. Qui donc y pense ?…
Vendredi
On a joué « le Vicaire ». Les jeunes qui n'ont vécu ni les heures brûlantes de juin 1940, ni les nuits longues de 1943 se demandent pourquoi celui-ci n'est pas intervenu au service des plus pauvres ? Pourquoi celui-là garde encore le silence ? Ils existe des archives qui parleront un jour. En ce qui me concerne, je sais parfaitement qui a refusé à certains jours d'intervenir pour les déportés et qui est réellement intervenu. Je commence (page 3) à publier des textes .....
Samedi
Cinquante deux Evêques d'Afrique Noire se réunissent. A l’unanimité, ils demandent non seulement la reconduction, mais l'amplification des Micro-réalisations. Le cap des 800 millions versés par le Secours Catholique est franchi. Mais ce n'est pas cela qui les intéresse. Dans chacun des diocèses, cet apport n'est pas un budget remarquable : ce qui est remarqué et apprécié, et réclamé, c’est que chaque Micro provoque une formation, prépare un formateur, suscite un responsable (page 6).
Dimanche
Un chèque pour une Micro. Un texte de 1942. Deux heures pour un divorce. Un camp de Regroupés. Malpasset. Une Cité.
Les jours de la semaine sont tantôt noirs et tantôt blancs. Il y a des ombres et des lueurs. Ça dépend de l'éclairage.
Une grande lueur. Les gardes endormis se frottent les yeux le tombeau blanc est vide.
Une grande ombre. « Nos cœurs sont tristes de sa disparition », gémissent les disciples d'Emmaüs.
Il partage le pain.
Tout s'éclaire : c'était Lui.
Ils le reconnurent à ce signe : le pain partagé.
C'est un signe, en effet.
Jean RODHAIN