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L’oeil

25 août 2017
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Jean RODHAIN, « L'œil », Messages du Secours Catholique, n° 138, février 1964, p. 1.[1]

L’œil

Au dernier Concile Vatican I, la machine à écrire était inconnue. En 1869, les secrétaires du Concile écrivaient tout à la main, et, sur chaque table, un petit pot de faïence rempli de sable fin servait à sécher l'encre de la page remplie.

Mais au Concile actuel, les machines électroniques traduisaient, en onze minutes, les milliers de bulletins de vote. Je suis demeuré au milieu de cette machinerie silencieuse au moment où transistors et cellules photo-électriques analysaient les votes définitifs, sur le schéma de la Liturgie pour proclamer, en un clin d'œil, que 2 147 Pères approuvaient ce texte, tandis que 4 seulement s'y opposaient[2]. J'étais émerveillé de voir travailler cet outillage moderne.

Nos préfectures et la plupart de nos administrations françaises envieraient cet outillage. Or, fourni par cette Curie Romaine que nos Gribouilles taxent de retardataire, ce mécanisme fonctionnait dans un transept de Saint-Pierre de Rome, entre l'admirable coupole et l'escalier montant vers la Sixtine. Je ne me lassais pas d'imaginer Michel-Ange ou Léonard de Vinci examinant ce chef-d'œuvre du XX° siècle et, dans ce chef-d'œuvre, cet organe sélecteur : l'œil, l'œil électronique.

Ici, toutes les perplexités d'un Cardinal de Curie, toutes les audaces d'un Évêque congolais se terminaient sur un carton perforé que cet œil électronique analysait et traduisait en « pour » et « contre ».

Ce nouveau statut de la Liturgie qui, dans les ans à venir, va, peu à peu, rajeunir, adapter et révolutionner le culte catholique, était suspendu à l'exactitude de cette mécanique et, en elle, à la clairvoyance de cet œil clignotant.

Si demain, la psalmodie de la carmélite ou les rites de la grand'messe pontificale sont différents de ceux de jadis, cela aura dépendu de la précision d'une minuscule cellule photo-électronique. Qu'en penserait un Pascal ou une Thérèse d'Avila ou un Augustin ?

Sidoine, lui, pense que cela va obliger le premier vicaire à travailler, et Sidoine en frétille de joie et il m'explique : « Le vicaire bredouille, en latin cela n'a pas d'importance, on ne comprend pas. Mais, dès qu'il devra dire une partie de la messe en français, ça n'ira plus. Les enfants du catéchisme vont s'esclaffer et la femme du notaire sera agacée. Les vicaires vont devoir, enfin, s'exercer à prononcer dis-tinc-te-ment. Ils vont, enfin, être obligés - sous peine d'être la risée de l'assistance - de se donner la peine de lire à l'autel les phrases françaises cor-rec-te-ment. Deo gratias ! » Et, en effet, après les travaux du Concile, le travail du Clergé, pour transposer les décisions dans la paroisse, va être considérable... On va tous se trouver au pied du mur, pour la liturgie d'abord.

« Or, la liturgie n'ayant rien à voir avec la Charité, les gens du Secours Catholique n'ont pas à s'en inquiéter », remarque aigrement Sidoine.

Sidoine n'a pas lu le schéma (127 articles) promulgué sur la Liturgie. Sinon, il aurait remarqué que, pour le temps liturgique du Carême, il s'agit désormais de pratiquer une « pénitence non seulement extérieure[3] et individuelle, mais aussi extérieure et sociale »[4].

Comme l'impitoyable œil électronique analyse cruellement les votations des Pères du Concile, à mon tour je passe devant l'œil pénétrant qui, sans tricherie possible, traduit noir sur blanc ce qui est toujours confus en ma conscience emmitouflée.

La faim du monde ?

C'est pas fatigant de regarder une photo de gosse amaigri. Mais jeûner un seul jour, une bonne fois. Jeûner, un jour, jusqu'à en avoir l'estomac crispé, la langue sèche. Et s'apercevoir qu'on n'en meurt pas le soir, mais qu'on a saisi - mieux que par un film - ce que c'est que les journées sans pain ou sans riz de millions d'hommes. Cela, c'est le Carême, un seul jour de vrai jeûne, cela fait comprendre bien des choses...

La brebis perdue ?

Un joli mouton frisé, loin de la barrière blanche, dans la prairie fleurie ? Non, l'œil cruel me présente cet homme douteux et inquiétant que j'ai éconduit trop vite hier soir. C'est ça la réalité. Et l'œil perçant, après m'avoir laissé lire, dans le journal du soir, tous les détails sur « le pharmacien arrêté », sur « l'ingénieur suspect », l'œil perspicace me fait deviner que, dans six mois, dans six ans, sur la dénonciation de mon voisin je puis parfaitement être gardé à vue sans aucun avocat, mes secrets de famille exhibés dans toute la presse, avec ma photo d'identité surchargée d'une étiquette : « suspect », « douteux », « compromis ». Huit jours après, on conviendra que mon fusil de chasse datait de 1870 et je sortirai de prison mais étiqueté pour toujours dans mon village. J'en partirai et je me présenterai un soir, mal rasé, « douteux » et « inquiétant » : m'ouvririez-vous la porte ? Le Carême, c'est çà, la porte ouverte et un couvert de plus...

Son cas est inextricable.

Ce voisin de palier a été imprudent. Bousculé par un démarcheur, il a signé des traites pour un mobilier inutile. A chaque échéance, la famille de ce rapatrié est aux abois. Il a signé trop vite. Il est dans son tort.

Et l'œil impitoyable me traduit que si je me coupe le tabac chaque vendredi, je gagne de quoi solder son échéance du 30 juin. Et l'œil me signale qu'avec le crédit moral dont je dispose, je puis, à la Préfecture, déterrer le dossier de ce rapatrié et en trois démarches, dans le cadre normal des institutions, remettre en ordre une situation qui n'était inextricable que parce qu'il manquait un Samaritain. Un bon. Pourquoi pas moi ? Le Carême, c'est ça.

« Alors, dit Sidoine, le Carême ce n'est plus le hareng du vendredi et les œufs du mercredi ? C'est des trucs sociaux maintenant ? »

C'est pas des trucs. C'est la « manifestation du Seigneur ». Le Carême transpose l'Écriture dans la réalité d'aujourd'hui.

La manne du désert préfigure une réalité de 1964 = le pain consacré et le pain partagé.

La brebis perdue, ce n'est pas une parabole : c’est le Christ, présent en février 1964 sous l'apparence du pauvre homme égaré.

Vous rêviez d'une Liturgie d'enluminures et d'encensements. Or, le Concile a promulgué une Liturgie qui manifeste le Christ continué parmi les siens : les pauvres.

Vous gloussez de joie parce que le Pape, sans cérémonial ni gardes-nobles, a été bousculé par la foule en Jérusalem. L'œil vous retourne l'argument : il examine si vous avez quitté vos airs nobles et votre cérémonial mondain. Et il compte exac-te-ment, cet œil exact, combien vous, vous personnellement, vous avez visité de malades depuis trois mois. Combien ?

C'est l'Église des Pauvres, non plus en miniatures du XIII° siècle, mais en actualité 1964, que l'œil impitoyable des techniques modernes nous présente.

Il serait insoutenable, ce regard de l'œil, s'il n'y avait pas le soutien de sainte Marie, Mère de Dieu, priant pour nous.

Pauvres en face des pauvres. Voilà la vérité crue et cruelle, voilà ce que nous sommes. Cet œil clairvoyant nous rapproche des pauvres : car, eux, c'est notre premier prochain.

Jean RODHAIN

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 49-54. Note de l'éditeur.

[2] Session publique du 4 décembre 1963.

[3] Il faut lire : "intérieure", conformément au texte du Concile. Note de l'éditeur.

[4] Texte de l'article 110.

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