Le berger du pâturage d’en face
Jean RODHAIN, « Le berger du pâturage d'en face », Messages du Secours Catholique, n° 137, janvier 1964, p. 3.[1]
Le berger du pâturage d’en face
Vous pensez au bonheur des bergers découvrant l’enfant et à leur étonnement d'entendre pour les explications la voix de Celle qui est « bénie entre toutes les femmes » ?
Ils furent privilégiés. Mais moi je pense aux autres : à ces milliers de bergers qui n'ont rien découvert ni rien entendu, tout simplement parce que sur les centaines de pâturages entre Bethléem et Jérusalem nous devions rester et garder les troupeaux. Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut
Vous rêvez à la gloire des trois rois illuminés par l'étoile et revenant « par un autre chemin » tout remplis d'un secret que tous les rois de la terre envieraient ?
Ils furent privilégiés. Mais moi je suppose qu'ils furent des centaines, Mages de Chaldée ou roitelets des Indes à repérer l'étoile et à devoir rester au travail : dans la vie on n’a pas toujours le temps de s'absenter, ni le loisir de quitter la maison, ni le moyen de se payer un voyage.
Moi, je pense aux autres.
Aujourd'hui vous poussez des cris de joie devant les bergers de l'œcuménisme cheminant enfin vers les pâturages du seul troupeau. Tous les flashes de vos télés nous les désignent. Deo gratias. Moi je pense à tous ces bergers inconnus qui, sur les sentiers de la prière et dans les déserts de la théologie, vers le même but, depuis des siècles, ont cheminé, ont trébuché, ou bien ont été foudroyés parce que l'heure n'était pas encore arrivée.
Vous rêvez devant l'incontestable succès de cette Epiphanie romaine qui rassembla, venus d'Orient et d'Occident, les majestueux évêques et des laïcs. Des évêques et des laïcs.
Mais moi je pense à ceux qui ne sont ni évêques, ni laïcs, je pense aux prêtres.
Pendant ce Concile, dans leurs presbytères, ils sont restés. Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Il fallait bien rester avec le troupeau, même lorsque les bancs sont vides. On leur a promis un message. Il n'est pas arrivé[2]. Dans la vie ce sont toujours les mêmes qu'on oublie. Heureusement qu'à Bethléem paraît Celle qui n'oublie personne « Marie conservait ces choses en son cœur ». C'est pour cela qu'Elle est Reine du clergé...
Je ne sais pas ce qui s'est passé dans ce Concile, mais devant tout ce bruit fait autour, et ces multiples discours dont chacun l'entoure, je reste coi. Devant tant de hauts-parleurs, moi le pauvre berger, j’entends, venant d'ailleurs, la voix de ceux dont on ne parle pas du tout : l'infirmière de l'hôpital, la mère de famille lavant sa lessive et, très loin de Rome - mais tout près de mon Bethléem - le père qui, en secret, compte ce qu'il reste encore de grains de mil pour finir l'hiver.
Tandis que du monde entier pour ce Noël historique tous les photographes s'envolent vers mon Bethléem pour vous servir du « vécu », je pense ce soir à tous ceux qui ne vivront pas ce moment de l'histoire. Parce qu'ils sont ensevelis dans les caves de Skoplje, ou dans les boues de Longarone, ou dans les cendres d'un Boeing. Ou parce que, dans l'État le plus riche du monde, et le mieux protégé par ses milliers de bombes, on n'a pas réussi à garder à Jackie le père de ses enfants... Vous permettez que ce soir je pense à tous ceux-là ?
De l'or, de l'encens, de la myrrhe. Cette année 1963 pour Skoplje, pour Longarone, pour la F.A.O., il y eu des mages aux offrandes généreuses. Deo gratias. Mais si les mages étaient arrivés les premiers à la crèche, je ne sais pas si mes cousins les bergers auraient osé y entrer.
Ils n'avaient qu'un agnelet à offrir et une petite corbeille de grise laine
Cette année 1963 pour vos catastrophes et pour vos pays de la faim que de bergers discrets s'en sont venus en secret porter ce qui n'était pas leur superflu et ce à quoi ils tenaient le plus. Pas de photographes. Silence. Mais vous permettez que j’y pense ? Ceux-là, ils sont tout près du Bethléem véritable ce soir. Pour ceux là, c'est Noël. Pour eux tous ils sentent qu'ils seront - à leur manière - présents, lorsque le Pasteur du troupeau - pour la fête des Rois, justement - va revenir, vingt siècles après, vers mes pauvres pâturages de Bethléem.
C'est cela le retour véritable vers Noël.
Le berger du pâturage d'en face
Mgr Jean RODHAIN
[1] Mention manuscrite, non vérifiée : "paru dans la Croix du 24.12.63".
[2] Si quelque lecteur s’étonne de ce regret exprimé ici par le berger d’en face, il peut vérifier dans maints textes épiscopaux la même déception. Cf. Semaine Religieuse de Strasbourg, 1-1-64, page 4. « Diverses circonstances ont fait remettre ce projet, et nous l’avons unanimement regretté. Je voudrais, malgré cette malheureuse méprise, vous dire à tous notre confiance et notre affection. » Jean J. WEBER, Archevêque-Évêque de Strasbourg.