En quoi ce Concile nous concerne
Jean RODHAIN, « En quoi ce concile nous concerne », Messages du Secours Catholique, n° 156, octobre 1965, p. 1.
En quoi ce Concile nous concerne
« Tout le monde se lasse de vos interminables discussions, m'écrit Nicole : votre Concile ne nous intéresse plus. »
Comment expliquer en quarante lignes les travaux du seul Concile de l'Histoire qui batte tous les records : de présences, de textes, de votes. Et comment expliquer cela à une Nicole de 14 ans ?
Essayons de le faire.
Et essayons de nous adapter à Nicole en employant des images.
La Neuvième Symphonie en ré mineur avec soli, chœurs et orchestre, de Beethoven, exige 170 exécutants. Il y a cent ans, un Français sur 300.000 avait le privilège de l'entendre une seule fois dans sa vie. Aujourd'hui, n'importe qui ayant acheté le disque peut l'écouter tous les soirs si cela lui plaît.
Beethoven n'a pas changé. L'homme de 1965 n'a pas changé. Mais les relations entre Beethoven et l'homme de 1965 ont changé.
Et il ne s'agit pas seulement de Beethoven : une demi-heure après le sermon de la grand'messe le paysan du village peut écouter Fidel Castro ou apprendre les massacres en Extrême-Orient. Cela ne change pas l'homme. Mais cela change la connaissance que l’homme a de ce monde. C'est nouveau. Et ça change tout pour un Concile obligé de dialoguer avec un auditoire tellement différent de celui des Conciles précédents. Première difficulté.
Il y a cinquante ans, les savants proclamaient que dans la mer, au-dessous de vingt mètres, il n'y avait plus de poissons. Des conditions terribles d'obscurité et de pression écartaient toute possibilité de vie. Aujourd'hui, le dernier cancre de l'école a vu les films sous-marins avec leur peuplement surabondant. La mer n'a pas changé. L'homme n'a pas changé. Mais l'homme de 1965 commence à mieux pénétrer la mer et à deviner l’immensité de son peuplement.
De même, il y a cinquante ans, mes maîtres m'apprenaient : « Hors de l'Église, il n'y a pas de salut »[1]. Mais aujourd'hui, le Pape célèbre les vertus religieuses de l’Inde et reçoit avec éloges les représentants de l'Islam. L'Église n'a pas changé, mais on découvre que le peuple de Dieu en déborde les frontières visibles et que des millions d'âmes adorent, plus ou moins consciemment, le même Créateur que nous. Cela oblige à faire attention aux formules destinées au monde entier. C'est plus difficile à rédiger que d'excommunier un hérétique en trois articles.
En 1865, un mètre cube d'uranium pesait 18 tonnes.
En 1965, il pèse toujours 18 tonnes, mais outre sa densité inchangée, on lui a découvert d'autres propriétés. En analysant d'autres métaux, on a été amené, par analogie, à déchiffrer les richesses nucléaires d'un seul atome de cet uranium.
De même, en analysant, hors des frontières visibles de l'Église, les recherches des sociologues, les études des philosophes, les écrits de certains mystiques, on découvre en l'Évangile des reflets insoupçonnés. Tertullien l'avait annoncé : « L'Écriture Sainte n'est pas seulement le langage de l'homme actuel : c'est aussi le langage de l'homme futur. »
L'Évangile n'a pas changé. L'homme toujours mortel et pécheur n'a pas changé. Mais les relations entre l'homme et l'Évangile commencent à changer d'angle.
Pierre voyait le Christ d'une certaine manière. Paul le voyait sous un autre angle et les Epîtres de Paul ne sont pas celles de Pierre. Mais c'est le même Christ.
Si le Christ était une statue, l'homme de 1965 le verrait exactement comme Pierre et Paul. Mais le Christ étant par excellence une vie jaillissante, l'homme de 1965, avec la même foi, y reconnaîtra une surabondance de lumière pour son temps. Et cette lumière éclaire notre temps autrement que la Galilée de l'an 33...
Ainsi des milliers d'âmes, surtout dans les milieux scientifiques, avancent aujourd'hui vers le Seigneur par des cheminements qui ne sont pas toujours les mêmes que les allées tracées au Moyen Âge. Et pour le Concile, c'est encore une nouveauté.
Comme un cosmonaute basculant hors de sa capsule découvre une vision de la terre et des cieux qui n'est plus celle de Christophe Colomb, ainsi « le Concile offre à l'Église la vision panoramique du monde » (Paul VI, Allocution d'ouverture de la 4° session, 14 septembre).
Alors, au Concile, les uns estiment que ces perspectives sont accessoires. Ils pensent que Jean de la Croix en extase avait découvert une voie plus directe que tous les cheminements actuels, et c'est exact. Ils estiment que tout l'essentiel a été dit et que la rigueur de la théologie doit être défendue contre les fluctuations de tous les temps.
Les autres, au contraire, reconnaissent dans les confidences de ce monde, une prédisposition à des charismes nouveaux et à une Église rajeunie.
Les uns et les autres sont dévorés de la même sollicitude pour leurs brebis. Certains congrès mondiaux ont déjà réuni des spécialistes de la vie humaine, qu'il s'agisse de la chirurgie du cœur où de la puériculture. Aucun n’a jamais réuni comme ici, non pas seulement des spécialistes, mais des responsables de millions d'âmes qui dans quelques semaines devront prendre devant Dieu et devant les hommes les décisions qu'ils signeront.
Comprenez-vous alors, Nicole, que ces responsables s'interrogent durement et s'inquiètent au moment de formuler ces décisions...
Même si un événement imprévisible suspendait le Concile ce soir, il a déjà produit un choc aux effets irréversibles.
« C'est une secousse sismique qui ébranlera la chrétienté tout entière », écrivait il y a cinq ans un Pasteur protestant (Cf. « Messages » de septembre 1962).
Les textes déjà parus, les décisions déjà prises, l'élan déjà donné porteront leurs fruits.
Monsieur votre père, Nicole, est dirigeant d'entreprise : le schéma XIII sur l'Église et le monde actuel va lui proposer une doctrine sociale plus précise. Chaque mois il siège aussi au conseil d'une œuvre de charité : elle est directement concernée par le Concile : le Pape l'invite à s'y adapter (cf. page 3). Et vous-même, Nicole, dans peu d'années, votre futur foyer s'interrogera peut-être sur un texte familial qui s'élabore péniblement dans ces discussions, interminables, dites-vous...
Elles vont se terminer demain.
Et après-demain, le public, ne regardant plus vers le Concile, ni vers Rome, regardera comment nous allons chacun mieux servir le Christ dans les plus pauvres de nos frères.
Et c'est cela, Nicole, et cela seulement qui me fait trembler.
Jean RODHAIN.
[1] Ce qui est toujours vrai, mais comme toute formule, appelle un commentaire.