Ni truc, ni trust
Jean RODHAIN, « Ni truc, ni trust », Messages du Secours Catholique, n° 149, février 1965, p. 9.
Ni truc, ni trust
1. Ni un truc, ni un trust.
Il y a des « trucs » pour recoller une assiette. Il n'existe pas de « trucs » pour sauver des peuples de la faim.
Il y a des « trusts » pour construire des bateaux, pour acheter des usines, pour exploiter des brevets : nous ne sommes pas un « trust ».
Nous n'avons pas pris de brevets : nous avons trouvé dans l’Évangile un verset de trois lignes : l'exemple d'un grain de sénevé, la plus petite des graines. Microscopique. Plantée, elle grandit. Il faut bien la planter. Bien l'alimenter. Ne pas vouloir en faire une asperge, un sapin ni un tilleul. Et alors ça pousse. Et au soleil du Bon Dieu l'arbre étend ses rameaux.
De petites réalisations. Bien les répartir. Bien les alimenter. Ce n'est qu'un truc. Cela ne devient pas un trust. Cela n’est qu'une méthode. Une méthode qui s'astreint à de petites choses, petites et agissantes comme des microbes : micro-réalisations.
2. Rester à sa place
Un jardinier plantait. Il aimait sa terre, soignait ses oignons, sélectionnait ses graines. Il faisait son métier.
Un jardinier plantait. Passa le facteur. Le facteur portait des catalogues et des prospectus en couleurs. Le facteur expliquait aussi qu'à la ville on construisait des usines. Le facteur exhortait le jardinier à quitter ses semis pour devenir contremaître, ou médecin ou professeur, car il est plus utile d'outiller et de guérir que de jardiner. Foin de ces besognes terre à terre et de cette nourriture primaire. Promotion exigée. Ce n'est plus l'heure de sarcler, mais d'enseigner.
Mon jardinier jardinait. Il écoutait. Il approuvait. Il se réjouissait que son fils - sans attendre le facteur - apprenne depuis trois ans pour devenir instituteur.
Mais quant à lui, mon jardinier jardinait. C'était son métier.
Ne demandez pas au Secours Catholique de construire des cathédrales, ni d'enseigner dans les Facultés. Ce n'est pas notre métier : les micro-réalisations sont notre métier.
3. Former des responsables
Nous creusons des puits. Là où était un désert, nous plantons des pommiers. Là où il n'y avait rien, nous outillons des cultivateurs. Nous réalisons petit à petit. C'est microscopique, en effet, d'où ce nom de micro-réalisation. Mais le responsable du nouveau puits doit répartir l'eau : il apprend ses responsabilités ; il devient responsable du village. Mais le responsable du village maintenant équipé doit créer un syndicat d'exploitation. Mais ces exploitants prévoient pour après-demain une école technique. Ils passent du jardin à l'institution. Ils progressent du laboureur au formateur. C'est une lente progression, comme la vie, très lente une micro-progression. Et tout cela parce que, obstinément, mon jardinier jardinait. Il faisait son métier. Nous aussi.
4. Le choc en retour
Chaque métier, peu à peu, donne une seconde vue à l'homme de métier. Le vrai métier, consciencieusement exercé, dépasse le métier, dépasse l'outil. Il faut entendre un vrai forgeron, quand il est tout seul dans sa forge, parler et dialoguer avec sa barre de fer rougie.
Le policier finit par flairer le délinquant à cent pas. Le pharmacien n'a pas besoin de lire l'ordonnance pour deviner l'inquiétude de la mère parlant à voix basse au comptoir. Le vieux notaire sait d'avance pourquoi celui-ci veut refaire son testament. L'habitude du coup de filet avait donné aux pêcheurs du lac de Tibériade un coup d'œil infaillible. Même à un certain Pierre ....
Comme les micro-réalisations ne sont pas des trucs, ni un trust, elles ont dû embaucher mille et mille bonnes volontés. Des milliers de jeunes ont peu à peu fait le métier de collecter, de recueillir, d'envoyer. Ce qui partait vers l'Afrique, ils l'ont observé, ils l'ont suivi. Ils ont regardé le puits. Ils ont vu la joie de l'homme NOIR devant l'eau fraîche. Ils ont découvert la vieille femme de la Haute-Volta qui pour la première fois de sa vie échappait à la longue corvée d'eau. Ils ont dialogué secrètement avec ces jeunes des nations jeunes.
Ce n’était plus la page en couleur de la géographie scolaire. Ce n'était plus seulement l'image fuyante de la télé. C’était déjà un contact. C’était un dialogue par Télé-réalisation. C'était une présence. C'était surtout une découverte. Et le premier bénéficiaire, ce n’était pas le Noir.
5. Un rêve enfantin
Sidoine, mon sacristain incorrigible, a rêvé qu'arrivant au ciel il demande à saint Pierre de faire, avant d'entrer, un détour. Par une curiosité fort humaine, il voudrait jeter un coup d'œil sur l'Enfer. Accordé.
Sidoine découvre donc l'Enfer. L'Enfer est un palais de marbre et d'or. Escaliers somptueux. Salle de festin d'un luxe indescriptible. Les damnés sont à table depuis l'éternité, chacun devant un plat de riz succulent. Mais Satan les a munis de baguettes de plus d'un mètre : c'est trop long. Ils ne peuvent se servir. Ils meurent de faim chaque jour pendant l'éternité entière.
Sidoine se précipite vers le Ciel. Le Ciel est aussi un palais. Même marbre et mêmes ors. Mêmes escaliers somptueux. Même salle de festin avec le même luxe. Sidoine est abasourdi de cette ressemblance. Il découvre les élus identiquement rangés chacun devant un plat de riz succulent. Mêmes baguettes trop longues. Mais avec ces longues baguettes chaque élu donne à manger à son voisin.
- Le ciel c'est le riz partagé prétend Sidoine.
Vraiment, je n'oserai pas raconter cette historiette en chaire dimanche prochain. D'ailleurs, lorsque après avoir éteint les cierges du catafalque, Sidoine a cru spirituel de me servir cette fantaisie de mauvais goût, j'ai haussé les épaules : Sidoine n'est pas sérieux.
Cependant, tout de même, je me demande si, un jour, au catéchisme, à propos de micro-réalisations par exemple, je ne me risquerais pas à raconter aux tout-petits enfants de 5 à 6 ans, cette histoire du ciel et de l'enfer et des baguettes trop longues ....
J. R.