L'heure du partage
Jean RODHAIN, « L'heure du partage », La Croix, 7 avril 1966.
L'heure du partage
Où va l’argent ?
Sur une mappemonde, tracez un trait de Paris à Bombay et cherchez le point situé à l’exact milieu de cette ligne : c'est Jérusalem.
En y installant la « Maison d’Abraham », nous n'imaginions pas qu'un jour, chacun faisant la moitié du chemin, les représentants de l'Inde rencontreraient à Jérusalem, réunies, les Caritas de tous pays.
Ces réunions permirent de connaître plus exactement les besoins. Il y a les besoins appelant un secours immédiat et les besoins dont le remède est une transformation des méthodes : c'est le travail à longue échéance du « développement ».
Ces réunions aboutirent enfin à répartir les sommes recueillies pour éviter les doubles emplois et éclairer les donateurs de chaque pays sur l’utilisation de leurs privations.
Les dons provenant des lecteurs de la Croix et transmis par le Secours catholique, via Caritas Internationalis, sont confiés à Caritas Inde.
Mais avec une sorte de cahier des charges[1] qui permet de préciser ce qui a été convenu.
- Pour l'immédiat pour ceux qui sont en danger, c'est le riz, c'est un stock de multivitamines (avec, pour les malades, pénicilline et streptomicine).
- Pour l'immédiat, c'est un réseau de puits à creuser pour surmonter les prochaines sécheresses. Un puits de village, profond de 30 à 40 mètres, avec revêtement et margelle, revient à 6000 F, Nous avons un plan de 500 puits type « micro-réalisation » en cours d'exécution.
- Pour l'avenir, nous avons opté pour un équipement agricole adapté aux régions :
- Pompes (en veillant à ne pas livrer de pompes électriques dans les zones sans électricité)
- Canaux étanches, suivant plans établis par experts F. A. 0.
- Silos types pour inciter à savoir préserver les semences des rongeurs.
- Equipement agricole adapté aux possibilités du sol et aux méthodes locales de traction.
Il a été convenu que les dossiers relatifs à ces réalisations seraient transmis par Caritas Inde et que le bilan permettrait de tenir régulièrement nos lecteurs au courant.
Où est la vérité ?
Il y a trois mois, le gouvernement de l'Inde appelait officiellement le monde entier au secours. Une démarche formelle, avec dossier à l'appui, était faite par l'État Indien auprès du Pape, pour lui demander d'intervenir auprès des États et auprès de l'opinion.
Aujourd'hui, on lit des communiqués qui minimisent ces appels. Et on publie une multitude de détails qui mettent en cause l'efficacité des secours apportés.
Où est la vérité ?
Je prends une comparaison.
Dans un village, le notaire, personnage important est frappé d'apoplexie. Le médecin et l'infirmière sont à son chevet. Le diagnostic est réservé. On ne pourra se prononcer que dans vingt-quatre heures, car on ne sait si sa délicate constitution résistera à une crise plus forte que les précédentes.
Pendant ce temps, tout le village s’interroge. Cette maladie réveille bien des problèmes. La disparition du notaire aurait des répercussion sur la composition du Conseil municipal. Le notaire n'avait pas que des amis : on se demande si le clerc principal avait bien géré l'étude ces derniers temps. Et d'ailleurs, si ce notaire, bon vivant avait été plus discret dans ses repas du soir, cet accident n'aurait-il pu être évité? Et cette nièce qu'il héberge depuis peu avait vraiment des dépenses exagérées. Bref, tout le village s'interroge. Ou plutôt, il papote et ressort tous les racontars, les vrais et les faux. Pendant ce temps, le médecin fait son devoir : il soigne le malade.
Au lieu d'un homme malade, voici un peuple malade de la faim. Comme un immense village, le monde entier s'interroge. Tous les aspects de la maladie, toutes les causes, tous les à-côtés sont projetés, multipliés par 100.000 sur tous les écrans. Voici un pays dont la réputation est mise à nu par des spécialistes et aussi par des commères internationales. Le vrai et le faux sont exhibés en plein feu de l'actualité.
Pendant ce temps, les bons Samaritains font leur devoir : ils donnent à manger aux affamés.
Autrefois, la France
Quand, visitant, en Afrique, une forêt vierge inextricable, après avoir survolé des milliers d'hectares improductifs, je découvre une tribu famélique, je pense aussitôt à nos bons moines qui ont défriché la France. Je pense aussi - avec reconnaissance - aux paysans, aux vignerons, aux féodaux qui, par des siècles de travail, ont fait de la France ce jardin productif et incomparable d'aujourd'hui. Je pense aussi avec reconnaissance aux ouvriers, aux artisans, et aux chefs d'entreprises qui ont conduit ensemble notre pays à son niveau de vie actuel.
En exprimant cette reconnaissance vis-à-vis de mes ancêtres de France, je sais que je surprends certains. Le bluff organisé par nos modernes sorciers et la hargne de nos pseudo-historiens ont fait croire à certains de nos contemporains qu'avant eux il n'y avait que des abus, des terreurs, des famines et des obscurités. Tandis que depuis 1914, il n'y a plus ni guerres, ni famines, ni maladies, ni inquiétudes dans ce monde en progrès...
Mais J'ai la tête ainsi faite de travers que malgré ce climat laudatif je m'entête, en revenant des pays de la faim, à vouloir dire merci à ces générations de Français inconnus qui, malgré tant d'abus réels, permettent à nos enfants de partager. De partager parce qu'ils ont du pain blanc.
Assez de pain pour le partager.
Ce qui domine
L’Inde est une autre planète. C'est le titre d'un reportage excellent de Paul Dreyfus[2]. Ses mœurs, ses traditions, ses divisions nous transportent dans un monde très différent de notre pays et de nos méthodes.
Mais le visiteur, qui constate l'état de populations entières de certaines provinces, remarque : "Ils ne tombent pas morts, mais comment tiennent-ils ?"
C’est cette constatation sans appel dramatique qui nous conduit tous à les aider à tenir.
Jean RODHAIN
[1] Ce « cahier des charges » ne parle pas de la répartition des secours aux non-chrétiens car les distributions de « Caritas Internationalis » s'adressent automatiquement à, tous, quelles que soient les races, les opinions ou les confessions. Mais ce « cahier des charges » mentionne un certain nombre d’œuvres et d’initiatives ayant déjà fait leurs preuves en Inde et à qui « Caritas Inde » remettra directement la part qui leur est destinée.
[2] Arthaud, éditeur.