Une page difficile à écrire
Jean RODHAIN, « Une page difficile à écrire », Messages du Secours Catholique, n° 162, avril 1966, p. 3.
Une page difficile à écrire
A chacun son secret.
Sur les prêtres, les éditeurs sortent chaque mois un volume de plus. Qu'on les présente comme des prêtres trop nouveaux ou pas assez nouveaux, ça se vend comme des petits pains. Je les ai tous achetés, et les voici tous en tas dans un coin de ma chambre, car je n’ai pas réussi à en lire un seul jusqu'au bout en gardant mon sang froid. Cet exhibitionnisme me semble exactement opposé au caractère mystérieux du sacerdoce. Et si l'on me prétend que les laïcs actuels exigent de tout mettre à nu, je distingue entre les laïcs perroquets, qu'il faut éduquer, et les laïcs sérieux qu'il faut écouter. Le public « attend », dites-vous : oui, il attend qu'on lui plaise. Et mon métier n'est pas de lui plaire...
La mode contraint les vedettes aux confidences. Mais le prêtre lui, est le confident continuel des âmes et du dialogue des âmes avec Dieu. Cela ne s'expose pas sur la place publique. Et lorsqu’on publie des confidences sacerdotales, instinctivement je me réfugie dans l’excès contraire en gardant le secret. Parce que c'est justement ce secret que les âmes attendent du prêtre à qui elles se confient.
A chaque génération son épreuve.
Et voici qu'aujourd'hui je suis obligé de franchir, à regret, les frontières du secret sacerdotal pour plaider une cause qui nous concerne tous.
Je me souviendrai toujours, qu'enfant, servant la messe du vieux curé de notre village lorrain, dont la vie ne tenait plus qu'à un fil je le voyais trembler de fièvre en lisant l'Evangile. Après chaque séance de catéchisme on se demandait s'il arriverait jusqu'au presbytère. Sa servante ayant avoué un jour que ce vieillard ne s'alimentait presque plus, mon père prit son courage à deux mains pour interroger le curé sur son mal. Chez cet homme si doux, une telle question déclencha une phrase en coup de fouet dont cinquante ans après j'entends encore le sifflement : « Ceci est un secret entre Dieu et moi parlons d'autre chose, Monsieur, s'il vous plait. »
Ces hommes en fer, d'autrefois, on n'en fait plus.
Car même les maladies ont leurs époques. Après la guerre de 1914, on a bâti partout des sanatoria, pour soigner les pulmonaires. Les catholiques de France se saignant aux quatre veines ont aussitôt construit un sanatorium pour le Clergé atteint de tuberculose.
En 1966, soins à domicile et pénicilline ont vidé la plupart des sanas - y compris celui du clergé.
Même les trains de malades vers Lourdes changent de clientèle : l'an dernier, la majorité des infirmes devant la Grotte était des accidentés de l'automobile[1].
Si les sanas sont vides, par contre, on bâtit des cliniques neurologiques et des maisons de soins psychiatriques. Le bruit, le surmenage conduisent toutes les professions à prendre en charge ceux de leurs membres dont les nerfs, et parfois la « centrale nerveuse » ont besoin d'un recyclage.
Un des visages de la Pauvreté.
L'Enquête faite par le Secours Catholique sur la pauvreté nous a fourni une documentation navrante à propos de certaines catégories du Clergé français.
Dans vingt ans on s'étonnera des inégalités de 1966. Je n'invente rien : il suffit de lire dans les « Semaines Religieuses » les chiffres publiés par certains évêchés sur le traitement anormalement réduit de certains de leurs prêtres.
Si l'on rencontre quelques très rares prêtres touristes promenant leurs vacances confortables aux quatre coins du globe, par contre, dans certaines régions rurales, le plus clair du traitement est consacré à la 2 CV.
Pour desservir ses trois paroisses éloignées, le jeune curé supprime la servante du presbytère. C'est le régime de la boite de conserves à la place du repas. Cela ne vaut rien pour l'estomac, ni pour le cerveau, ni pour le cœur. Les dégâts ne sont finalement pas que matériels.
On ne peut pas généraliser. Mais l'insouciance des paroissiens, l'étrange absence d'une péréquation qui ne serait que la traduction moderne, dans le clergé, de la « mise en commun » des chrétiens de la primitive Eglise, ont conduit à des accidents de travail que l'on ne peut pas nier. Alors, soyons francs et logiques : il faudrait quelques bons Samaritains assez attentifs pour regarder si, au bord de la route sacerdotale il n'y a pas de victimes silencieuses attendant d'être conduites délicatement vers l'hôtellerie...
Conclusion.
- Nous avons terminé à Jérusalem la « Maison d'Abraham » pour les pèlerins pauvres d'Orient.
- Nous envoyons camions et riz contre la famine jusqu'à l'autre bout de l'Asie.
- Et nous risquons d'oublier les curés de campagne de chez nous, en douce France.
- C'est à cet instant que l'Épiscopat français demande au Secours Catholique de résoudre l'achat de cette maison nouvelle destinée à recueillir et soigner, et à rétablir les membres du Clergé qui attendent cette création.
Je rougirais de quêter encore pour le Tiers-Monde si, d'abord, je ne lançais pas cet appel.
On m'avait dit que cette page serait difficile à écrire. Non, il n'est jamais difficile de dialoguer avec les 735.000 abonnés de « Messages » : nous sommes en famille.
Merci.
Jean RODHAIN
Prêtre.
[1] Témoignage du Président du Comité Médical de Lourdes.