La main et l'outil
Jean RODHAIN, « La main et l'outil », Messages du Secours Catholique, n° 172, mars 1967, p. 1.
La main et l'outil
J’arrive de Florence. Revenant d'une réunion œcuménique tenue à Rome, j’ai voulu aller remercier ceux qui avaient hébergé nos équipes de secours. Je voulais en même temps observer sur place cette ardeur historique avec laquelle les Florentins ont coutume, après chaque désastre, de remettre leur ville debout. Or, en effet, trois mois après cette désastreuse inondation dont la télévision nous a si cruellement présenté les blessures, Florence a réussi à reconstituer son visage accueillant de ville-musée.
Tous les magasins de luxe ont été luxueusement reconstruits. A Pâques, même les boutiques du Ponte-Vecchio seront toutes présentables. Un touriste devra chercher attentivement pour retrouver trace de la catastrophe. Il faut réussir à pénétrer dans les ateliers où l'on reconstitue les manuscrits noyés. Il faut se glisser dans les quartiers populaires pour dénombrer les petits ateliers sinistrés.
On publie avec fracas des listes de souscriptions et des programmes de concerts en faveur des sinistrés de Florence. Et il est exact que des chèques du monde entier parviennent aux sinistrés. Mais à Florence, sur place, j’ai appris que l’argent ne suffisait pas. J’ai interrogé les artisans. J’ai écouté le représentant de leur syndicat qui groupe plus de 6.000 artisans sinistrés. Le touriste s'arrête ébloui devant la boutique avec son étalage de bijoux. Mais les ateliers familiaux sont hors des circuits touristiques. Depuis le XIV° siècle, depuis Michel-Ange et Benvenuto Cellini, de père en fils, à Florence, on cisèle le vermeil, on grave les camées, on sculpte l'ivoire. De père en fils, on se transmet les tours de main et les vieux outils. L'Arno en furie a tout emporté. On remplace les stocks de métaux. On ne remplace pas des outils du XIV° siècle, même avec les millions des subventions. Les meilleures machines américaines ne conviennent pas ici. On ne découpe pas une feuille d'or avec une clef anglaise. L'argent ne manque pas. On bute sur un problème humain.
Vous collectez des dollars pour restaurer des fresques ? Très bien. Moi je recueille du petit outillage manuel d'orfèvrerie fine. Parce que je crois au mariage de la main et de l’outil. Parce que je suis saisi par le problème humain. Et que rien n'est plus près du cœur de l'homme que ce qui touche à son métier. Je ne sais pas comment était fait l'atelier de Jésus Charpentier, mais j'imagine qu'il aimait ses outils et ne bâclait pas le travail qu'Il livrait.
Gribouille s'étonne de me voir en arrêt devant le vieil artisan florentin à la recherche d'un vieux burin au manche fait à sa main. Pour Gribouille, tout se remplace. Dans Saint-Emilion dévastée, Gribouille replanterait n'importe quel plant. Dans les pays de la faim, Gribouille réclame que l'on prenne des solutions radicales ou bien qu'on n'en parle plus, parce que ces problèmes le fatiguent, à la longue, lui, Gribouille. Or comme à Florence, la faim dans le monde dépend du travail des hommes.
Des Gribouilles internationaux font des plans. Des États sur-puissants accordent des dollars. Des experts chevronnés calculent une répartition des stocks, une ventilation des monnaies, une péréquation des budgets au niveau de la mappemonde. Et tout cela est excellent.
Et, pendant ce temps-là, parce qu’il a vu au village voisin un spécialiste forer un puits, voici un gamin analphabète qui se met à creuser. On ne lui fournit qu'un outillage microscopique. Mais le premier filet d'eau réveille cinq autres gamins assoupis. Les vieux du village ne croient pas aux gamins. Mais l’eau fait croire à la vie. L'oasis reverdit. On plante. C'est une micro-exploitation. Cela produit. C’est comme une fermentation microbienne. Ça fermente au cœur de ces grands gamins. On réclame une charrue. On revend une première récolte. Il fait tenir des comptes. Un responsable réclame une école pour apprendre à compter. Car il y a des grands gamins responsables qui, empiriquement, ont pris des responsabilités.
Ce n'est qu’une poignée de jeunes responsables formés par ce travail qui saisit l'homme dès qu’il découvre son métier. Ce n’est qu'une petite oasis dans un vaste désert. C’est minuscule. C'est une réalisation minime. Une Micro-réalisation. Un travail au ras du sol. Un travail au cœur de l'homme.
A Florence, en écoutant le responsable des 6.000 artisans m'expliquer que leur problème n'était pas un problème de subvention, mais un problème « au ras de l’établi », un problème de micro-outils, un problème humain, j'ai eu un choc au cœur.
Quel contraste : entre la merveilleuse Florence dévastée par les eaux déchaînées et ce village noir guettant un filet d'eau, il y avait donc un point commun : l'homme et son outil. L'homme et son métier.
A travers les cent visages de la faim dans le monde, en face de ce milliard de pauvres, J'ai compris pourquoi, en Afrique, et maintenant aux Indes, parmi tant de solutions respectables, les experts inscrivent aussi les Micro-réalisations.
Jean RODHAIN.