Octobre à Rome
"Octobre à Rome", MSC, n°223, octobre 1971, p.1.
Octobre à Rome
Octobre est la meilleure saison pour savourer Rome. Cette lumière d’automne semble donner une vie nouvelle à ces vieilles pierres et à ces fontaines toujours jeunes.
Une seule ville au monde possède 143 fontaines monumentales. Ici à Rome, jour et nuit, l’eau cascade et s’écoule d’un triton, d’une barque ou d’un rocher, voire d’une pile de livres en marbre blanc. Fontaines tumultueuses de Trévi ou jaillissements de la douce place Navone, la ville ancienne est ainsi ponctuée, même dans les torrides étés romains, de la fraîcheur de ces eaux amenées depuis les Monts Albins. Que les âmes allergiques au triomphalisme se voilent ici la face : ce sont les Papes de la Renaissance qui, après avoir reconstitué les aqueducs impériaux, ont fait au peuple romain ce cadeau permanent des eaux ruisselantes : aucun ministre de l’environnement n’a jamais fait mieux depuis lors.
Dans ce décor, la tenue du Synode a rassemblé, venant de toutes les parties du monde, des évêques en nombre limité et des experts officiels ou officieux en nombre illimité : c’est une occasion unique de glaner des témoignages directs et, fuyant les discours, de noter des faits précis.
Dans tel pays du Tiers-Monde, un travail remarquable a été réalisé : semences sélectionnées, coopératives suscitées, agriculture structurée : on est en plein développement.
Résultat : en cinq ans, la production de cacao a doublé.
Mais il y a cinq ans, on pouvait acheter une jeep avec dix sacs de cacao. Aujourd’hui, pour payer la même jeep, il faut trente sacs.
Il existe ainsi dans ce pays, une dépendance invisible, mais de plus en plus rigoureuse, vis à vis des nations industrialisées.
Ce cacao, il faut l’exporter : or les Compagnies de Navigation comme les Compagnies d’Assurances sont à 99 % entre les mains de puissances qui siègent à Hambourg, à Paris ou à Londres.
Ce cacao, il faut le vendre : or tout le marché mondial reste commandé par des trusts et des banques. Et toutes ces dominations siègent aux U.S.A. ou en Europe. Le Tiers-Monde n’a pas la parole. Et il suffit d’une seule phrase d’un seul Chef d’État pour, en un clin d’œil, par le moyen du dollar, ébranler toutes les monnaies de ces pays pauvres.
Sur tous ces pays pauvres pèse un nouvel esclavage qui n’ose pas dire son nom.
Ces dominations redoutables ne règnent pas seulement sur le plan international. Elles viennent rôder jusqu’à notre porte. Pour nourrir sa famille, celui-ci doit quitter son pays : impitoyable, le marché du travail en fera un « migrant ». Celui-là doit cesser d’écrire, son journal n’ayant pu résister à la domination des géants de la publicité. Cet autre se préparait un foyer paisible : il voit ses enfants l’un après l’autre saisis et déformés par des influences insaisissables.
Nous sommes frappés - et à juste raison - ici par l’exode de huit millions de réfugiés et ailleurs, par le massacre de civils bombardés. Ces injustices éclatantes ne peuvent nous faire oublier les injustices permanentes provenant de ces dominations.
Nous nous croyons des hommes libres et nous butons à chaque pas contre des féodalités plus rigoureuses qu’au Moyen-Age et que personne - en ce siècle de l’information - n’ose mettre en pleine lumière.
Que l’Évangile parait frêle, frêle jusqu’à la naïveté, devant les puissances et les dominations de ce monde.
Il parait inactuel : l’Évangile n’a parlé ni de la famine, ni du choléra, ni de l’esclavage, ni du dollar.
Mais dès l’annonce de cet Évangile, les premiers chrétiens de Corinthe et de Macédoine organisaient la collecte pour la famine de Jérusalem.
Mais dès le premier siècle, l’Empire Romain s’inquiétait pour son économie et son équilibre en voyant l’esclavage vaciller devant la poussée des chrétiens.
Devant les féodalités solidement établies, un élément révolutionnaire nouveau venait de surgir. Et cet élément présentait des prototypes :
Ce PAUL, si chétif de présentation, mais capable d’organiser très méthodiquement une collecte sans que cela diminue en rien sa véhémence à plaider pour la justice.
Ce CALLIXTE , fils d’esclave, apôtre des cabaretiers du Trastevere, et qui finira comme chef de l’Église, résistant jusqu’au martyre devant les plus puissants de ce monde.
Ce ne sont pas des systèmes, ce ne sont pas des structures, ce sont des petits et des humbles qui ont fait avancer la justice.
Ici à Rome on va solennellement béatifier dans quelques jours un autre prototype de cette série : ce très obscur franciscain qui, dans un camp de déportés, a voulu au moment de l’exécution prendre la place d’un père de famille. On ne possède de lui aucune déclaration. Mais trente ans après, toute la féodalité de ses oppresseurs est anéantie et la béatification du Père Kolbe met en vedette cette force incroyable de la charité puisée dans une page d’Évangile.
La semaine dernière, un évêque français rend visite au doyen de ses prêtres : il a 91 ans. Il est aveugle. Et l’évêque apercevant dans ce pauvre presbytère de campagne le petit autel portatif ne peut s’empêcher de remarquer :
Bien entendu, vous célébrez la messe « de beata ».
Non Monseigneur, je dis la messe du jour.
Mais comment faites-vous ?
Chaque soir, Monseigneur, mon sacristain vient me lire à haute voix la messe du lendemain. Quand il y a un passage difficile, je lui demande de me le répéter une seconde fois. J’ai une bonne mémoire. Je me répète une fois le texte au cours de la nuit, et le matin, je célèbre avec le texte intégral. »
91 ans. Un déserteur ne compte pas. Tant qu’il y aura dans l’Église des hommes de cette trempe, les pauvres ne seront pas seuls.
Jean RODHAIN