Lettre au discoureur
Jean RODHAIN, « Lettre au discoureur », Messages du Secours Catholique, n° 186, juin 1968, p. 4.[1]
Lettre au discoureur
Cher Ami,
J'ai été séduit par la générosité de vos discours. En proposant tant de réformes pour ce monde en mutation, on devine chez vous un grand cœur attentif aux douleurs d’aujourd'hui. Et j’ai compté autour de vous une jeunesse nombreuse, animée visiblement de la même générosité, et vous écoutant inlassablement, bien assise dans les fauteuils de cette confortable salle à l’air conditionné.
Nos équipes reviennent du Biafra. Ce n’est pas un voyage de tout repos. A cause de la guerre il faut voler de nuit à basse altitude et atterrir tous feux éteints. En circulant sur ces pistes du Nigeria en feu, pour distribuer des médicaments, nos équipes m’ont dit n’avoir pas rencontré les vôtres. Où étaient-elles ? Pourriez-vous me le dire ?
Nos équipes tiennent bon au Vietnam. Un des nôtres revient d’Hanoï. Entre Hué et Da-nang, plusieurs de nos missionnaires sont morts en s’occupant des réfugiés et des orphelinats. Notre Caritas fait ce qu’elle peut entre les rizières mitraillées et la banlieue bombardée. Elle prétend que ni à Hanoï, ni à Saïgon, elle n’a pas encore réussi à rencontrer vos généreuses équipes. Où travaillent-elles donc ? Pourriez-vous avoir l’obligeance de me le préciser ?
Les deux jeunes volontaires de la Croix Rouge qui m’avaient, à Noël, accompagné dans les camps, sont à l’hôpital de Jérusalem, blessés au service des réfugiés. Et nos équipes sur les deux rives du Jourdain servent nuit et jour les plus pauvres autour de Jérusalem. Car, le saviez-vous, la Terre Sainte est depuis un an une terre douloureuse ? Or, nos équipes qui travaillent là-bas n’ont pas réussi non plus à découvrir vos délégués à l'œuvre. Où sont-ils exactement ? Pourriez-vous avoir l'extrême obligeance de nous l’indiquer...
Je vais vous faciliter la réponse d'ailleurs, en vous précisant qu’à mon avis, vos équipes n’existent pas. Et que 50 % de vos discours sont du vent et du vide.
Mais autour de vous, ces jeunes ne sont pas du vent, et leurs cœurs ne sont pas vides. Même s’ils vous applaudissent aujourd’hui, demain ils exigeront autre chose qu’un discours prolongé. Ces jeunes ont un cœur véritablement ambitieux. Vous n’avez pas le droit de les amuser avec des phrases. Entre vos discours et les chantiers où l’on travaille et où l’on risque, ils choisiront vite.
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 43-44.