Le sacristain aux champs
Jean RODHAIN, « Le carnet de Sidoine. Le sacristain aux champs », Messages du Secours Catholique, n° 185, mai 1968, p. 2.[1]
Le carnet de Sidoine
Le sacristain aux champs
La cathédrale Saint-Bavon de Haarlem était célèbre jadis par ses chanoines, par sa chorale et par son champ de tulipes.
Ses chanoines, de toute la vigueur de leurs gosiers flamands, se renvoyaient les versets des psaumes d’un côté à l’autre du chœur comme un tonnerre de bombarde.
Sa chorale était par contraste, remarquée en raison de la délicatesse de ses sopranes.
Son champ de tulipes appartenait au Chapitre. Il étendait ses fleurs multicolores depuis le cloître jusqu’au canal où il se terminait par des bosquets de saules pleureurs, exactement comme un tapis se prolonge par des franges échevelées.
Au milieu de toute cette liturgie radieuse comme un tableau de Frans Hals[2], un banal sacristain, Laurent Coster[3], son plumeau à la main, époussetait les catafalques et rangeait chasubles et dalmatiques à longueur d’année.
Mais pendant les offices, ce sacristain, tout en surveillant ses cierges et son encensoir, écoutait avec ravissement les chants de la chorale. Et qu’il s’agisse des vêpres du dimanche ou de l’alléluia de Pâques, ce sacristain attentif était particulièrement ravi de toujours reconnaître, parmi les chœurs, un cœur.
Son secret, ce sacristain discret le gardait pour lui seul. Même son voisin Jean, qui le visitait chaque matin dès l’Angélus, n’en savait rien. Ce sacristain rêveur aimait seulement, le soir, se promener au bord de l’eau, au delà des tulipes, dans les bosquets du Chapitre. Et cet homme au cœur tendre avait une préférence pour les bois tendres : il choisissait un saule et, de la pointe de son couteau, confiait au jeune rameau son secret. Il n’inventait rien car dejà dans l’Arche, les matelots de Noé gravaient des initiales entrelacées. Mais ce sacristain secret, son travail terminé, ne voulait pas laisser les promeneurs déchiffrer ses quatre lettres. Alors, dans l’ombre du soir, il découpait le bois tendre. Cela faisait quatre cubes. Et comme ce secret des quatre cubes lui était précieux, mon sacristain les fourrait dans sa poche.
Il n’est pas bon pour les poches d’y mettre en vrac des morceaux de saule, tout gluants de la sève du printemps et même les célibataires les plus négligents finissent, à la longue, par le comprendre.
Le sacristain de la vénérable cathédrale Saint-Bavon de Haarlem était un homme soigneux ; finalement, il emporta un bout de parchemin pour emballer ses cubes confidents. Et par surcroît de précaution, le soir, en rentrant chez lui, il retira de sa houppelande le précieux paquet et le déposa au coin de la cheminée.
Le lendemain matin, dès que le bourdon de la cathédrale tinte l’Angélus, le sacristain réveillé va chercher ses cubes pour les contempler. En dépliant la paquet, il découvre que le bois vert ayant produit de la sève pendant la nuit, les quatre lettres paraissent en bistre sur l’emballage. Tout heureux de ses initiales multipliées, mon sacristain affiche au mur son parchemin.
Quant aux cubes-reliques, ils vont rejoindre ceux des semaines précédentes sur la planche à repasser où ils sont bien rangés. Et c’est à cet instant précis que la porte s’ouvre, et que Jean, le cher voisin, entre, et que ce bon voisin regarde le parchemin et la planche. Et, tenez-vous bien ! ce voisin n’a pas seulement un prénom. Il a un nom. Ou plutôt il s’est fait un nom depuis : il s’appelle Jean Gutenberg.
Mais laissons un poète décrire la scène :
« Cependant, à l’aspect de cette planche grossière, l’éclair jaillit du nuage pour Gutenberg. Il contemple la planche ; il l’analyse ; il la décompose ; il la recompose ; il la modifie ; il la disloque ; il la rajuste ; il la renverse ; il l’enduit d’encre ; il l’applique ; il la presse par une vis dans sa pensée... ».
Quel est ce poète qui décrit ce coup de foudre ? C’est M. Alphonse de Lamartine. Vous trouverez ce texte dans la misérable petite « Bibliothèque des chemins de fer ». Une brochure vendue un sou aux voyageuses en crinoline de 1867. C’était l’époque où, criblé de dettes, le poète de « Graziella » bâclait en 49 pages, la vie de l’inventeur de l'imprimerie.[4]
Les historiens restent empêtrés au milieu de la surabondance des documents sur Gutenberg. Ils n’ont pas fini de publier les interminables procès que, de son vivant, ses concurrents lui ont intentés. On sait tout sur la première presse et la première Bible imprimée. Mais l’éclair initial, c’est Lamartine qui l’a exactement situé en s’attendrissant sur la rencontre avec les quatre cubes[5] de Laurent Coster[6].
De petites choses. De petites choses répétées. Et choisies avec amour. Cela ne déplairait pas à tant de cœurs qui travaillent aux Micro-réalisations. C’est à eux que je dédie cette histoire du petit sacristain de la cathédrale Saint-Bavon, à Haarlem.
SIDOINE.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 181-184. (note de l'éditeur)
[2] Né à Anvers, vers 1580, mort à Haarlem en 1666.
[3] Coster, en flamand : sacristain.
[4] « Gutenberg, l’inventeur de l'imprimerie », par A. de Lamartine. Hachette 1867, Bibliothèque des Chemins de fer. Lahure, impr, 49 p. (voir page 18 : épisode du sacristain de Haarlem).
[5] Cf. Reportage de G. Dupire. « La Croix » du 18-2-68.
[6] Sur Laurent Coster, voir : Chronique de Hollande (1568) par Adrien de Jonghe, médecin à Haarlem. cité par Febvre et Martin – « Apparition du Livre ». p. 66, Albin Michel, éditeur.