Une loterie déplacée
Jean RODHAIN, « Une loterie déplacée », Messages du Secours Catholique, n° 196, avril 1969, p. 5.
Une loterie déplacée
On ne peut pas blâmer le principe de la loterie : combien de kermesses paroissiales y ont naïvement recours. On ne peut pas blâmer un appel pour les enfants du Biafra. Combien de vies humaines dépendent de ces appels ?
Mais l’association entre ces enfants en danger de mort et les coups de cymbale d’une loterie nationale a choqué l’opinion.
Ce fut une réaction unanime. Depuis des organismes nationaux de toutes couleurs jusqu’aux plus petites paroisses, avec en tête les jeunes, la réaction fut prompte ; et la presse traduisit ce haut-le-cœur général : les Français n’aiment pas les fautes de goût. Ils acceptent de perdre au tiercé sur un cheval. Sur un enfant décharné ils n’admettent pas de gagner.
Malgré les plus vives protestations, le procédé de la loterie fut décidé, appliqué et poursuivi par ordre. Quand l’État, incapable de résoudre un problème, veut faire la sœur quêteuse, il a vraiment la main lourde.
Le Secours Catholique a été le premier à protester en haut lieu contre cette décision et contre les procédés employés.
Nous n’avons rien voulu publier de ce regret avant le 16 mars, afin qu’aucun enfant biafrais ne souffre de nos objections.
Mais « l’opération loterie » étant terminée, nous révélons notre désaccord total et nous croyons bon de tirer quelques conclusions de cette affaire.
Primo : La désinvolture de l’État vis-à-vis des œuvres privées.
« En matière d’activités désintéressées, utiles à la collectivité, le recours délibéré aux initiatives et concours privés est une nécessité justifiée par des raisons pratiques autant que par des raisons de principe »[1].
Ce sont de hauts fonctionnaires de l’État qui viennent de publier ce texte excellent. Or dans l’affaire de cette « loterie déplacée » l’État, loin de recourir aux œuvres privées, a employé vis-à-vis d’elles des procédés abusifs.
L’État a créé le « Comité National contre la Faim dans le Monde »[2]. Ce Comité a été abusivement présenté à la radio comme étant l’organisateur de cette loterie, alors que cette loterie a été décidée à l’insu des œuvres privées membres de ce Comité, et poursuivie malgré leurs véhémentes protestations.
Cette désinvolture étatique s’est répercutée dans toutes les émissions de l’O.R.T.F. En Allemagne comme aux U.S.A., la télévision fait la part égale aux diverses institutions aidant le Biafra. En France, pendant cette campagne de loterie, ordre fut donné de garder le silence sur le travail des œuvres privées. Et cet ordre fut exécuté au point de taire même les 1.800 vols de notre pont aérien. Silence total à la radio française sur le travail des Églises pour le Biafra, qu’elles soient protestantes ou catholiques...
Secundo : La saine réaction de l’opinion
C’est bon signe que cette réaction de l’opinion contre cette loterie déplacée. Elle est exigeante et elle a raison. Elle n’aime pas qu’on rabâche le mot « Charité » justement parce qu’elle considère comme sacrée l’action charitable. Et tout ce qui la défigure ou la banalise lui semble méprisable, que ce soit « un bal de charité » ou le « tiercé des enfants noirs ».
Comme le soldat qui défend son pays sans faire de discours sur la patrie, le Français n’admet pas certaines publicités déplacées, justement parce qu’il veut aider le Biafra. Cette pudeur de l’opinion montre qu’au fond, le public estime l’action charitable et qu’il réagit dès qu’on la défigure[3].
Conclusion
Il y a plus de bon sens qu'on ne le croit dans le pays de France.
Jean RODHAIN
[1] « Pour nationaliser l’État ». Ed. du Seuil.
[2] Siège : 82, rue de Lille. A ne pas confondre avec le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement, 27, rue Guénegaud (6°).
[3] Le silence systématique de la radio et de la télévision sur notre action nous a valu un afflux énorme de dons après chaque émission : les auditeurs ne sont pas sourds. Ils ne sont pas aveugles. Et en fin de compte c’est le pont aérien des Églises qui en sera renforcé.