Ecrit dans le ciel
Jean RODHAIN, « Écrit dans le ciel », Messages du Secours Catholique, n° 193, janvier 1969, p. 3.
Écrit dans le ciel
Les milliards qu’aura coûtés cette fantastique fusée Apollo ne sont pas inutiles. Ils conduisent à une puissance de calcul, à une expérience de l’espace, à un progrès des techniques qui seront productifs. Productifs pour l’industrie et la science. Productifs pour les pays capables d’utiliser ces calculs, ces expériences, ces techniques.
Ainsi le pays assez riche pour préparer et expérimenter et réussir Apollo acquiert du même coup pour ses laboratoires et ses usines une richesse plus grande. Par cette prodigieuse et utile expérience, les U.S.A. deviendront encore plus forts, encore plus riches, encore plus sûrs de leur force et de leur richesse.
Et pendant ce temps-là, les pays incapables de financer de telles recherches et de telles expériences piétinent sur cette route du progrès. Et pendant ce temps-là, les pays du Tiers Le déséquilibre de ce monde augmente. Les pays riches deviennent plus riches. Les pays pauvres deviennent plus pauvres.
En réalité, dans son impeccable régularité, avec ses volutes de fumées blanches, l’admirable fusée Apollo a écrit dans le ciel la phrase de l’Encyclique Populorum Progressio : « Aujourd'hui la question sociale est devenue mondiale »[1].
Dans cette bourgade de province, il y a deux épiciers. Je les connais : ils sont l’un comme l’autre durs au travail. Le premier gère la succursale d’une chaîne puissante : il a le téléphone, un camion pour ses livraisons et trois charmantes vendeuses devant ses rayons bien garnis.
Le second n’a pas le téléphone, pour ses livraisons il ne dispose que d’un tricycle et son comptoir est tenu par une maussade belle-mère.
Il ne faut pas être grand prophète pour deviner que d’ici peu le premier aura dévoré le second.
Les amis du second auront beau lui rester fidèles. Le curé de la paroisse aura beau faire des conférences sociales. La loi implacable de la concurrence jouera. Le plus fort gagnera. Le mieux équipé réussira. Le plus pauvrement équipé sera perdant, c’est la loi de la nature.
Dans ce pauvre village d’Afrique, les techniciens du progrès sont arrivés avec leurs généreuses subventions et leurs généreux tracteurs. Ils ont choisi les vingt familles capables d’apprendre à manœuvrer les machines agricoles et ils leur ont distribué généreusement les outils.
Trois ans après, je trouve ce village avec des greniers remplis, et sur la place un magasin tout neuf. Il y a des impôts aussi, car il faut aménager et embellir. Il y a donc progrès.
Mais je découvre aussi une autre nouveauté : autour du village existe maintenant un bidonville. Il abrite les familles sans tracteurs qui n’ont pas réussi à suivre ces méthodes nouvelles, ni à payer cet impôt nouveau : elles sont descendues d’un rang.
Elles ont reculé de cent ans. Voilà un village déséquilibré. C’est la rançon d’un progrès dès qu’il ne sait pas travailler au ras du sol. Ce sont les bavures d’une méthode dès qu’elle n’est pas adaptée à l’homme lui-même. Dans ce village d’Afrique, vingt familles sont certainement en progrès technique et en progrès social, elles sont enrichies. Mais elles ne s’aperçoivent même pas que le bidonville a surgi. La richesse rend aveugle. C’est une autre loi implacable.
La richesse rend aveugle. Et le progrès éblouit.
On s’extasie avec raison sur cet homme sauvé par une greffe du cœur.
Cet admirable tour de force n’est réalisable que dans les pays possédant un équipement chirurgical de premier ordre. Mais pendant que j’applaudis sans réserve à cette réussite et que j’admire le coût fabuleux d'un seul cœur ainsi transplanté, cent mille cardiaques du Tiers Monde ne disposent même pas d’un cachet d’aspirine.
Dans cent ans le monde entier bénéficiera des leçons de cette technique opératoire. Deo gratias. Mais pour l’instant il y a distorsion criante entre les cliniques des pays confortables et les hôpitaux des pays pauvres. Quand on a les bras chargés de tant d’enfants du Biafra on est contraint de regarder l’immense misère de cette mappemonde...
Au milieu de ces engrenages implacables, parmi ces lois donnant toujours raison au plus fort, au milieu d’une foule fascinée par le succès, s’avance, tout seul, très seul, de plus en plus seul, Celui qui nous demande de faire attention.
- Faire attention, cette vertu d’attention, si proche selon Malebranche, de la prière.
- Faire attention qu’en montant dans le ciel, cette admirable fusée y marque pour nous en lettres de feu l’enrichissement des uns et l’appauvrissement des autres sur cette terre.
- Faire attention qu’à force de parler du Tiers Monde et de l’effort pour lui accompli, on oublie de calculer qu’en réalité cet effort nous prive fort peu[2].
- Faire attention qu’au-delà du progrès éblouissant nous devrions regarder d’un peu plus près ces enfants handicapés, et ces abandonnés et ces désespérés, pauvres Lazares que nous ne savons pas voir à notre porte.
Je crois à tous les progrès.
Mais je ne veux pas être ébloui par un seul progrès.
Jean RODHAIN
[1] Populorum Progressio, paragr. 3.
[2] En pourcentage du revenu national, l’aide française était, en 1964, de 2,04 %. En 1967, de 1,64 %.
Elle a donc en trois ans diminué de 0,40 %, soit du cinquième de ce pourcentage. (Source O.C.D.E.)
L’aide publique (État) française était en 1964 de 1,24 %. Elle a diminué en trois ans pour tomber en 1967 à 1,02 %, c’est-à-dire en dessous du niveau proposé en 1964 par le rapport Jeanneney qui était de 1,5 %.