Etoile du matin
Jean RODHAIN, « Etoile du matin », in Jean RODHAIN. Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 271-273.[1]
Etoile du matin
Vous célébrez les privilèges de Notre-Dame et vous avez raison.
Aucun hymne ne chantera jamais assez cette pureté incomparable : Fontaine scellée. Cette foi éclatante : Étoile du matin. Cette acceptation secrète jusqu'au Calvaire : Tour d'ivoire. Et depuis ce Calvaire, pour Marie, Mère de Dieu, ce rayonnement inépuisable : Soleil de justice.
Mais moi, misérable pécheur, je suis avant tout séduit, et séduit jusqu'au vertige, par le geste divin choisissant cette femme « entre toutes les femmes ».
Si une miette de soleil était lancée demain, par le Créateur, sur le Groenland, son arrivée ferait, en un clin d'œil, fondre toute la banquise, surgir à sa place une forêt équatoriale, et pour cet été providentiel nos régions septentrionales d'Europe jouiraient, du même coup, d'une chaleur inattendue. Admirez ce résultat, mais permettez-moi, à moi grelottant de frimas, d'admirer d'abord cette préférence inouïe accordée au Groenland, cette sélection, ce privilège extraordinaire donné à ces hectares jusqu'ici désolés. Ce choix subit, fait par le Créateur, pour ce pays parmi tant d'autres, dépasse les conséquences du choix.
Ainsi, je suis de même saisi jusqu'au vertige dès que je contemple ce choix de Dieu parmi toutes les femmes. Voici l'interminable cortège de l'humanité cheminant depuis Eve et depuis Adam. Des milliards d'êtres glacés, raidis, engourdis, aveugles, englués dans la gangue irrémissible du péché originel, s'avançant lourdement depuis des milliers de siècles. Ceux du néolithique et ceux des cavernes. Ceux de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau. Dans ces ténèbres et dans cet enlisement, ils sont tous, absolument tous, implacablement enfoncés dans cette boue et dans cet héritage de la faute première. Et ce cortège piétine pesamment dans ce même gémissement.
Il y aura une exception, dit Dieu, et une seule.
Et ceci est le seul fait extraordinaire de l'ordinaire condition humaine.
Il y aura une, une seule exception, dit Dieu, et une seule et unique dans l'éternité.
Il y aura une créature et une unique créature parmi toutes les femmes qui n'aura ni cette obscurité, ni cet aveuglement, ni ce châtiment, ni la moindre parcelle de cette implacable boue. Et il n'y en aura point d'autre jusqu'à la fin des temps.
Voilà le fait exceptionnel de toute l'histoire. Voilà Ie trait de feu qui va de l'Esprit Saint jusqu'au sein d'une vierge. Voilà le seul éclair dans cette nuit des temps.
C'est le choix. C'est le doigt de Dieu posé sur un seul être. C'est la seule aurore de mille et mille nuits.
Que cette aurore, que ce trait, que cet éclair engendrent ensuite des lueurs. Que des éclats, que des reflets se retrouvent à Nazareth, à Bethléem, à Cana, à Jérusalem et jusqu'à Lourdes, et jusqu'à chaque caillou de nos cheminements. Je le sais : tout est lié.
Si ma mère, en mourant, tenait entre ses mains un crucifix, ce crucifix était le fruit de vos entrailles.
Si, dans la cathédrale, le visiteur s'incline devant le tabernacle, c'est qu'il y reconnaît présent Celui que vous avez donné au monde.
Si le militant, dans sa réunion, cite une phrase d'Évangile, déjà en Galilée, les premiers auditeurs des mêmes paroles les faisaient remonter à leur source : Heureuses les entrailles qui vous ont porté.
Ce ne sont que les conséquences de cet acte, de ce choix, de ce soleil, de cette préférence : le péché originel nous ayant tous souillés, Marie, seule, a été préservée; elle a été, dès sa conception, « immaculée ».
Admirez les reflets, chantez les reflets tant que vous voudrez : ce n'est que justice et que vérité.
Mais tandis que tinte l'Angélus du soir, laissez-moi, je vous prie, regarder jusqu'à l'éblouissement l'instant de cette décision, le moment de ce geste unique de la Trinité.
Cette décision, ce moment, c'est demain 8 décembre, et cela porte un nom : c'est l'Immaculée Conception de Marie, bénie entre toutes les femmes.
[1] Daté par Françoise Mallebay du 8 décembre 1959.