Jalons de route d'Amman à Rome
Jean RODHAIN, « Jalons de route, d'Amman à Rome », Messages du Secours Catholique, n° 212, octobre 1970, p. 1-2.
Jalons de route d'Amman à Rome
Le paravent d’osier
A l'escale de Beyrouth personne ne prête attention à mes certificats de piqûres contre le choléra que j'avais eu tant de mal à obtenir pour ce départ sans délai. Par contre, on palpe et on ausculte minutieusement valises et documents.
L'avion se posera à Amman dans la nuit. Il faut que je contacte non seulement le Gouvernement, mais aussi les états-majors des fedayins, y compris le « Front Populaire ». Je m'inquiète, car j'ignore les pistes à suivre pour trouver ces P.C. clandestins.
A peine arrivé à l'hôtel, un personnage surgit de derrière un paravent d'osier et m'interroge : « Vous êtes l'envoyé du Pape ? » « Oui ».- « Moi, je suis l'envoyé des fedayins. Nous vous attendions. Fixons les rendez-vous tout de suite ».
A tous les rendez-vous, même avec les chefs religieux, j'entends un seul refrain : « Pourquoi vous émouvoir parce qu'une poignée de passagers a passé 5 jours dans le désert de Zarka ? Alors que deux millions de réfugiés sont sur le sable depuis 23 ans et que vous n'avez rien dit. »
La comparaison est inexacte, l'accusation est injuste, le raisonnement est simpliste. Mais ce mauvais refrain vous place en face de la réalité : tout un peuple est dans une situation injuste et intolérable. Et aucune des structures de notre civilisation onusienne n'a réussi à faire aboutir une solution juste…
Et nous sommes sur la « Terre Sainte »... Hélas.
Les vierges indiennes
Dans ce quartier populaire d'Amman, je ne rencontre que des gens talonnés par la peur. Les infirmières de l'hôpital italien me font le compte des blessés ramassés en huit jours. Les parents me signalent que les écoles ont brusquement fermé leurs portes ce matin, mauvais signe. Les magasins et les souks habituellement si animés après la nuit tombée, viennent de baisser tous leurs rideaux alors que l'appel du muezzin de 5 heures n'a pas encore fait entendre son grincement : c'est très mauvais signe.
Tous les visages sont tendus et inquiets. Enfin, voici dans un très étroit logis un groupe de visages paisibles. Dans leur costume blanc bordé d'un large galon bleu ciel, ce sont les jeunes religieuses indiennes implantées ici par Mère Téresa de Calcutta. Un local minuscule et à peu près sans mobilier. Elles prient et elles servent les pauvres de ce quartier où il n’y a que des pauvres. Chaque visage cuivré n'est que sérénité. Si elles savaient qu'à leur propos la presse européenne a parlé d'un trafic de vierges indiennes... Mais elles ne savent pas. Dans Amman, cette fournaise, elles ne savent que rayonner de pauvreté et de sérénité.
Des larmes de crocodiles.
Le soleil s'enfonce vers l'Ouest dans le creux du Jourdain, avec au fond Jérusalem. Les collines d'Amman sont devenues rouge foncé.
Sur la route du Nord, on distingue un long serpent noir : des voitures filant vers Mafrak et vers la Syrie. Ce sont les gens d'Amman qui fuient la fournaise. Ou plutôt ce sont ceux des habitants qui peuvent fuir parce qu'ils ont une voiture. Les autres… Les autres chercheront, dans cette ville aux collines rocheuses, à s'abriter dans les grottes. Les autres, les réfugiés des camps n'auront pas d'abris du tout. Ainsi, une fois de plus, à chaque guerre, à chaque bataille, ce sont les plus pauvres qui payent.
La nuit tombe : à chaque coin de rue, la maison d'angle est tenue par les feddayins. Juchés sur trois sacs de sable, des jeunes de 12-13 ans tiennent leur mitraillette pointée. Ce pays n'a pas d'arsenaux. Ces armes leur ont été vendues. Vendues par des marchands qui font fortune....
Sur le boulevard les chars de l'armée royale patrouillent. Ce pays n'a pas d'industrie lourde. Ces chars ont été fournis par des pays riches...
Terre d'Abraham et Jourdain de Saint-Jean Baptiste, voici une civilisation qui n'a pas su accueillir tes réfugiés, mais qui s'enrichit à te fournir des armes. Une civilisation qui verse des larmes de crocodile quand ses propres armes font ici couler des ruisseaux de sang. Sur cette Terre Sainte ...
Les zouaves pontificaux
A deux pas de l'Ambassade de France auprès du Vatican, on plante des mats avec oriflammes autour de la « Porta Pia ». C'est ici même, par une brèche faite dans les remparts, qu'il y a cent ans jour pour jour, les zouaves pontificaux vaincus durent laisser entrer dans Rome les troupes victorieuses de Garibaldi.
Après avoir été pendant des siècles capitale des États Pontificaux, Rome devenait capitale de l'Italie tandis que la chrétienté prenait, pendant 50 ans[1] le deuil de cette « défaite de Porta Pia ».
Quel chemin parcouru depuis ces cent ans. Le Pape, aujourd'hui ne règne plus que sur les inoffensifs jardins du Vatican, et même, les armes symboliques de sa Garde Palatine viennent d'être supprimées.
Ceux qui aujourd'hui crient au triomphalisme de l'Église devraient venir faire un pèlerinage ici à la brèche de la Porta Pia. Ils se rendraient compte qu'ils retardent. D'un siècle exactement
Le plant d’olivier
Dans son bureau de Castelgandolfo, le Pape Paul VI interroge celui qui revient d'une mission en Jordanie.
« Quand sur l'aérodrome d'Amman, après Notre pèlerinage en Terre Sainte, l'avion était sur le point de s'envoler pour Rome, le Roi Hussein est venu Nous apporter un cadeau. Vous vous souvenez de quel cadeau il s'agit ?
- « Non, Très Saint-Père, je ne me souviens plus... »
- « C'était un minuscule plant d'olivier. Un symbole. Nous l'avons rapporté. Nous l'avons fait planter ici dans les jardins de Castelgandolfo. Depuis six ans, entre les oliviers centenaires plantés par les Barberini, il a grandi.. Il a maintenant la taille d'un homme. C'est un symbole que nous aimons à considérer chaque soir… »
Et en effet, par la fenêtre d'où on aperçoit au loin la ville de Rome toute saupoudrée de brume dorée, voici au premier plan des admirables jardins le petit olivier transplanté.
Un symbole.
J. RODHAIN
[1] Ce deuil fut levé par le Traité de Latran (1929)