Les deux villages
Jean RODHAIN, « Les deux villages », Messages du Secours Catholique, n° 211, septembre 1970, p. 3.[1]
Les deux villages
Une chambre côté cour : j'avais demandé, pour mes vacances italiennes, ce privilège.
Et l'agence de voyage m'avait obtenu cette merveille. Je tournais le dos à la route et à ses camions. Ma fenêtre donnait exactement sur la courette poétiquement garnie d'un puits enrobé de chèvrefeuille. On se serait cru dans un cloître franciscain.
Seulement, chaque soir, lorsqu'il avait fini ses casseroles et éteint son fourneau, le cuisinier de l'auberge s'installait près du puits poétique, porteur d'un long écrin noir. Il en sortait un cornet à piston et avec la régularité d'un tourne-disque, essayait de recommencer sans faute le troisième mouvement de la marche d'Aïda. Et tout cela à cause de l'inauguration de dimanche. Cet enfer nocturne préparait le défilé de la fanfare municipale. Car si je ne pouvais dormir en cette chambre côté cour, la cause en était les préparatifs de dimanche prochain. Et quand j'avais essayé de réclamer contre le piston nocturne et solitaire, j'avais été cloué par un argument ad hominem : « Comment, vous, Monsieur, qui faites partie du S.O.S., vous protestez ? Vous devriez, au contraire, vous réjouir à cause de nos vieillards. »
Car « le village d'en bas » inaugurait dimanche sa « Maison de Vieillards ». Le géomètre - expert, qui était adjoint au maire, m'avait, en effet, expliqué cette création. Etant donné le nombre de vieilles personnes isolées résidant dans la commune, le Bureau d'aide sociale avait demandé et finalement obtenu la création d'une maison pour les regrouper.
Grâce à une augmentation de centimes additionnels, la commune avait bien fait les choses : un petit parc avec des allées de gravier - comme au cimetière. Un bâtiment moderne à deux étages. Pour chacun, une chambre aux commodités bien étudiées. Un salon de lecture avec la télé. Un ensemble pratique avec 20 places semblables, égales, identiques. Cela donnait l'impression à la fois de confort et de bureau méthodique avec 20 casiers bien rangés.
La cérémonie s'annonçait bien : le sous-préfet viendra. L'évêque aussi. On a préparé des guirlandes. Il y aura des discours.
J'eus donc droit à une semaine entière de piston nocturne. En compensation, je fus le dimanche invité d'honneur sur l'estrade. La marche d'Aïda fut exécutée triomphalement, et le solo de piston impeccable. Parmi les cinq discours, je décernai au fond de mon cœur le prix à celui de l'instituteur qui se piquait d'archéologie locale. Prenant exemple sur les bourgades voisines, il démontra que jadis, devant les invasions barbares, les habitants cherchaient la sécurité sur les sommets abrupts. D'où ces bourgades fortifiées juchées sur des pitons. La paix une fois établie, on est peu à peu descendu vers la vallée, le commerce et le ravitaillement ayant besoin de la rivière et de la route.
Voilà pourquoi le village d'en bas inaugurait sa réalisation moderne, tandis que le village d'en haut agonisait doucement.
Cette comparaison me donna une furieuse envie d'aller visiter l'agonisant. Aussitôt le dernier discours applaudi, je disparus de l'estrade et j'entrepris de grimper vers le village d'en haut, bien décidé à y passer tout mon dimanche après-midi.
Il n'agonisait pas du tout, ce village régnant au sommet des vignes ensoleillées. Des ruelles étroites et fraîches comme des caves. Des artisans chantonnant sur le pas de leur échoppe. Des gamins dévalant de tous les escaliers. Tout respirait la vie.
Et surtout des portes accueillantes qui facilitent l'enquête : chaque famille ne demandant qu'à parler avec ce Français flânant qui paraissait s'intéresser à la vie communale.
Le chianti du curé ne valait pas celui de l'instituteur, mais leurs deux témoignages valaient de l'or. Et le soir venu, à la trattoria en face de l'église, je pus sans aucune difficulté continuer le dialogue avec un échantillonnage local digne d'une enquête de la SOFRES.
Ce dialogue prolongé tard dans la nuit fut pour moi une révélation.
Ces gens ont leurs problèmes. Leur vin se vend mal. Les canalisations d'eau sont vétustes. Et les jeunes lorgnent trop vers la ville.
Mais leurs vieillards ne sont pas candidats pour les casiers en béton d'en bas. La raison en est simple : chaque famille ne veut pas se séparer du grand-père. Et chaque grand-mère penserait mourir si elle quittait ses petits-enfants.
Parce que le curé apprend encore au catéchisme le 4° commandement : « Père et mère honoreras. » Parce qu'en classe l'instituteur enseigne le culte de la famille. Alors la famille tient bon, et il n'est pas besoin de remèdes pour caser les déchets des familles disloquées.
J'ai essayé de faire l'avocat du diable. J'ai expliqué à ces gens les conditions nouvelles de l'économie et de l'urbanisme. Ils ont été implacables : « Famille d'abord ; si nous tenons bon, vos architectes à petits clapiers capituleront et finiront par construire des logis pour la famille entière, grands-parents avec. Cela coûtera moins cher que vos asiles où vous condamnez vos vieux à la captivité.
J'ai voulu élargir le débat. J'al évoqué cette Europe qui se construit, implacablement ; je tombais mal : mon vis-à-vis venait de rentrer au village après fortune faite au Canada. A l'autre bout de la table un grand diable intarissable travaillait au Maroc dans le bâtiment, et - comme chaque été - prenait son congé au village natal d'en haut. Je reçus en pleine figure une rafale d'arguments : « Nous voyons bien ce qui se passe ailleurs. C'est le triomphe de la société de consommation. Tout est organisé pour vendre et pour traquer l'acheteur. Tout est artificiel. Cette société ne sait plus cultiver un carré de jardin, alors elle se ruine en conserves artificielles et médicaments ensuite. Non, ici nous ne sommes pas des agonisants. Les vrais vivants, c'est nous. Nous ferons céder vos urbanistes brevetés et vos économistes en peau de lapin. Famille d'abord. En proclamant ce principe, c'est nous les véritables révolutionnaires.
Au clair de lune, en regagnant par le raidillon, entre les vignes et les oliviers, le village d'en bas, je distinguais à l'horizon les lumières scintillantes de la grande ville. Dans la plaine, une légère brume flottait comme un voile gris, trouée seulement par un cube insolite : c'était le béton de l'asile inauguré ce matin.
Je comptais préparer ce soir un bel article sur la justice sociale réalisée par la charité pénétrant les structures. Mais le village d'en haut m'a rappelé que la première de toutes les structures d'hier et de demain, c'est d'abord la famille. Et que les vrais révolutionnaires ne sont pas toujours ceux qui parlent de révolution...
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Derniers messages, Paris, SOS, 1985, p. 87-92.