Saint Louis l'indiscutable
Jean RODHAIN, « Saint-Louis, l'indiscutable », Messages du Secours Catholique, n° 210, juillet-août 1970, p. 1-2.
Saint Louis l'indiscutable
Lui. - Je regrette le silence « Messages » lorsqu’un groupe de jeunes a envahi une épicerie de luxe afin de distribuer les pots de confiture dans des bidonvilles : voilà cependant un geste symbolique.
Moi. - Dîtes plutôt : un geste « paternaliste ». Les gens des bidonvilles ont avant tout besoin d'un logement. Vingt pots de confiture, fut-elle une confiture de luxe, ne seraient pour eux qu'une aumône offensante.
Je dirai en plus : geste « inélégant ». Car vos garçons, dès l'arrivée de la police, se sont piteusement enfuis, abandonnant sans galanterie leur jeune collaboratrice et la laissant lâchement condamner à leur place.
Lui. - Tout le monde n'a pas votre sévérité : il s'est trouvé un clerc à lunettes pour venir à l'audience témoigner en faveur de ce geste : il déclarait y retrouver « une charité musclée digne de Saint Vincent de Paul ».
Moi. - Cela prouve seulement que votre clerc bafouille[1] ou qu'il ignore la valeur des mots. Car la Charité n'a rien à voir avec de tels procédés. Saint Vincent de Paul ne volait pas aux étalages. Saint Martin donnait la moitié de son propre manteau, il ne prenait pas les manteaux des autres. Si cette équipe s'était privée elle-même de quelque chose, je lui tirerais mon chapeau. Mais elle s'est servie dans l'étalage et elle est partie sans payer : c'est du vol pur et simple. Employer ici le mot Charité, c'est prendre un mot pour un autre : cherchons donc toujours le terme exact, le mot juste.
Lui. - Le mot juste ? Raide comme la justice, dit le dicton. A force d'ajuster vos substantifs, vous devenez sec comme un code civil et vous passez à côté de la spontanéité des gestes jeunes. Prenez garde : entre Saint Louis, raide justicier sous son chêne de Vincennes, et la fille trop généreuse qui se fait condamner pour son grand cœur, la voix populaire choisira cette dernière.
Moi. - Je vous prends au mot : la voix populaire a déjà parlé : régulièrement des études historiques démolissent un à un tous les personnages de l'Histoire. Pas une réputation n'y résiste. De Charlemagne à Napoléon, tous ceux qui ont régné y sont passés. Or le seul inattaqué jusqu'ici, c'est justement ce Saint Louis justicier. Même Voltaire reconnaît « qu'il n'est pas donné à l'homme de pousser plus loin la vertu ».
Ce roi était épris de justice au point de n'épargner personne de sa famille. Son frère, le Comte d'Anjou, ayant maltraité à tort un chevalier, Louis le condamne, en déclarant : « Ne croyez pas, parce que vous êtes mon frère, que je vous épargnerai jamais contre la justice ». Voilà cette raide justice qui déclenche l'incontestable popularité du bon roi Louis.
Lui. - Pourquoi dites-vous le « bon roi » ? Car, à la longue, votre bon roi Louis m'intrigue. On raconte comment il servait lui même les pauvres à sa table. On le décrit soignant les lépreux. Son abnégation pour ensevelir les morts sur le champ de bataille dépasse toutes les bornes. Ainsi, d'après vous ce roi type du justicier serait en même temps le roi de la Charité à toute heure ? Dans ce cas, votre Saint Louis aurait bien fait d'écrire un opuscule sur les rapports de sa Justice et de sa Charité : ce serait aujourd'hui d'actualité. Cela nous manque. Dans le malaise actuel, sous une telle signature, une telle brochure serait d’actualité.
Moi. - Mon pauvre ami, votre fringale d'opuscule doit vous gâcher tout plaisir. Quand on vous sert un bœuf bourguignon, vous devez le laisser refroidir tant que vous n'avez pas sous les yeux la recette imprimée. Et au lieu d'admirer la Joconde, vous gémissez, je le crains, de ne pas trouver un opuscule sur sa beauté.
Votre « malaise » me fait penser à ces pauvres lapins de clapiers, sans cesse tremblottant derrière leur grillage et sans rapport avec le bon lapin de garenne respirant le thym et le trèfle au grand soleil de l'été. Vous êtes aujourd'hui, comme tant de chrétiens, si tourmentés, si inquiets, si constipés, si compliqués que vous n'arrivez plus à vous représenter un homme de grande foi comme Saint Louis. Non, le bon Saint Louis n'a rédigé d'opuscule sur la question qui vous démange. Il était juste et charitable en même temps, parce qu’il vivait de sa foi. Il n'était pas compliqué parce qu'il servait Dieu en toute lumière. Ce personnage est tout entier dans sa devise : « Que craindrais-je de mon Dieu ? Si je vis, je le sers. Si je meurs, je le vois. »
Lui. - La devise est remarquable, mais aujourd'hui, c'est démodé, Imaginez qu'un personnage moderne - si estimable fut-il prononce une si belle phrase, on lui poufferait de rire au nez : une telle assurance paraîtrait prétentieuse.
Moi. - Vous apportez de l'eau à mon moulin : vous reconnaissez que ce roi nous dépasse tous. Personne n'a envie de sourire en songeant à Saint Louis parlant ainsi : cette phrase, c'est lui tout entier. Saint Louis a assez payé de sa personne pour que chacun prenne au sérieux les rares paroles qu'il a prononcées. Son centenaire fait, pour une fois, l'unanimité.....
Lui. - Une dernière question : si l'étudiante capturée et condamnée pour avoir dévalisé l'épicier Fauchon avait vécu au XIIIe siècle, comment Saint Louis, sous son chêne, l'aurait-il jugée ?
Moi. - Au XIIIe siècle la brave étudiante en question n'aurait pas trouvé en Paris un seul magasin de luxe à dévaliser, car Saint Louis pourchassait tout ce qui était luxueux. Pourquoi ? Les uns disent qu'il avait besoin d'argent pour ses Croisades. Les autres estiment que « connaissant trop bien l'indigence foncière de la créature humaine, il ne pouvait supporter un certain mensonge qu'on pourrait appeler le mensonge d'apparence »[2].
En fait, qu'il s'agisse d'orfèvrerie, de costume, ou de nourriture, votre héroïne n’aurait trouvé aucun étalage disponible par son geste spectaculaire.
Lui. - Somme toute, vous n'attribuez aucune conséquence au geste de ma brave fille ?
Moi.- Pardon. Je blâme celle qui prône le partage sans commencer par partager elle-même. Mais la rafle des confitures ne restera sans conséquences : elle fera réfléchir. Partager, c'est déjà préparer la Justice.
A l'orée des vacances, ceux qui vont engager des dépenses inconsidérées risquent d'y regarder à deux fois : l'idée du partage fait son chemin. Chez les uns à cause de votre étudiante écervelée. Chez les autres à cause de ce roi indiscutable, Saint Louis.
Jean RODHAIN.