La nuit d'Orluba
Jean RODHAIN, « La nuit d'Orluba », Messages du Secours Catholique, n° 205, février 1970, p. 3.[1]
La nuit d'Orluba
Sur cette rive de l'immense fleuve Niger, ce pauvre presbytère accepte de m'abriter pour cette nuit déjà noire. Pas d'électricité. Pas d'eau non plus. Depuis deux ans la guerre a rompu les fils et les canalisations. Par contre, elle n'a pas touché aux moustiques : en rangs serrés autour de l'unique lampe à pétrole, ils dansent leur incessante ronde en cet été tropical.
Une odeur tenace règne dans la pièce : on me désigne, derrière la cloison, les derniers stocks de poisson séché entreposés par Caritas pour les distributions quotidiennes : ces richesses sans prix ne sont pas sans odeurs .....
23 heures
Autour de la lampe, le curé et le vicaire interminablement racontent. Ils sont arrivés ici il y a 17 ans. Après 17 années de présence ils connaissent chaque famille. La guerre est passée trois fois sur cette bourgade. Ils savent, en prêtres, pourquoi dans chaque maison il y a des vides. Ici, c’est un soldat disparu. Là, ce sont des enfants abattus à la mitraillette, il y a 3 ans déjà.
Ces deux missionnaires sont responsables des répartitions. Ils savent les rivalités de quartier. Ils ne sont pas dupes des beaux parleurs. Ils n'ont pas besoin d'un fichier pour repérer les parents abusifs. Ils discernent les sans-voix qu'on risque toujours d'oublier.
J'ai rarement entendu une étude sociologique aussi minutieuse présentée avec des phrases aussi simples.
1 h du matin
Moustiques. Impossible de dormir. Un expert de l'UNESCO ou un sociologue de la F.A.O. viendra certainement ici un jour faire des plans pour la reconstruction. Même s'ils restent 15 jours, ils ne « connaîtront » pas la vraie vie de cette bourgade comme ces deux prêtres me l'ont présentée.
En s'appelant encore amicalement « curé » et « vicaire » ils retardent, certes, sur notre terminologie perfectionnée. Mais ils ne retardent pas sur la lecture du « Livre des âmes ».
4 h du matin
Des bruits de pas dans la cour. Je regarde par la fenêtre. Dans la nuit plus tiède on devine une agitation de fantômes, mais on ne distingue rien. L'an dernier à la même date, je logeais chez l'Archevêque de Cotonou : à la même heure, j'avais été intrigué par un long murmure dans la galerie du rez-de-chaussée. Après ma Messe, on m'a donné l'explication : Chaque matin de l'année, de 4 h à 9 h, Mgr GANTIN reçoit les familles et les écoute. Il est le conseiller. Il est l'arbitre. Il est le confident des plus pauvres. Les chrétientés d'Afrique sont jeunes.
5 h du matin
Un petit jour laiteux se lève. J'identifie mes fantômes de l'immense cour : ce sont les catéchistes. Avec des pierres de toutes dimensions ils dessinent sur le sol une énigmatique marelle. Je ne comprends absolument rien à cette muette liturgie qu'ils exécutent avec minutie. Indéchiffrable marelle.
6 h du matin
La marelle aux mille cailloux commence à se garnir. Des femmes, qui ne sont pas des fantômes, posent de multicolores cuvettes d'émail devant chaque série de cailloux. Les représentants des familles s'alignent le long des bissectrices et des diagonales. Cette marelle de cailloux est la machine à calculer qui permettra aux catéchistes d'attribuer des rations proportionnelles aux nombres d'enfants lorsque tout à l'heure les 2.000 bénéficiaires de la distribution viendront transformer cette marelle en un échiquier vivant.
7 h du matin
Voici l'heure d'aller vers le pont détruit et d'essayer, parmi un essaim de pirogues, de prendre place sur un bac incertain, afin d'atteindre Onitsha sur l'autre rive du Niger.
Le curé et le vicaire en nous souhaitant bonne route nous précisent qu'ils ne se font aucune illusion sur leurs méthodes actuelles. « Nous sommes sur une éponge saturée de pétrole. Dans cinq ans nous serons une banlieue industrielle. Nous changerons de méthodes, mais nous resterons les pères des pauvres ».
Dans notre Europe confortable il y a des gens qui se torturent l'esprit pour définir le rôle du prêtre. Dans la longue nuit d'Orluba, j'ai reconnu lumineusement ce rôle. Sous une forme simpliste. Mais qui met en relief l'essentiel.
On me dira que nos grands esprits torturés ne peuvent se payer le privilège d'un voyage jusqu'à la lointaine brousse du Nigeria. C'est un privilège, certes, je le reconnais. Et c'est justement parce que j'ai bénéficié de ce privilège, que sur-le-champ je rends compte de ma nuit d’Orluba[2].
« Quand en Europe vous aurez finalement réussi à désarticuler vos institutions et à mettre en pièces vos Églises, alors, nous Africains nous viendrons vous évangéliser. »
C'est un autre Archevêque qui me faisait récemment cette promesse. Je l'épingle sur mes souvenirs d'Orluba.
Jean RODHAIN