Le fleuve souterrain
Jean RODHAIN, « Le fleuve souterrain », Messages du Secours Catholique, n° 222, septembre 1971, p. 1.[1]
Le fleuve souterrain
Parce que le Secours Catholique a été fondé le 8 septembre 1946 - Il y a donc 25 ans - vous me demandez un bilan.
D'accord. Ce ne sera pas long.
Le bilan d'un foyer, c'est autre chose que sa comptabilité. Ce n'est pas un tiroir rempli par les quittances de loyer et tant de factures toutes payées. C'est autre chose.
Le bilan d'une génération, ce n'est pas seulement l'arbre généalogique avec les noms, les dates et déjà des croix...
Le bilan d'une famille, ce n'est pas seulement la maison construite, les arbres plantés avec leurs fruits d'été, et cette vigne rétive qui n'a jamais donné que d'amertume. Non, c'est autre chose.
C'est autre chose, bien plus profond, qui se cache dessous les chiffres, les plantations et même dessous les souvenirs. C'est ce fleuve caché qui a reçu tant de larmes et tant de labeurs et dont le cours souterrain rafraîchit la moisson d'aujourd'hui et les rosiers de demain : personne n'expliquera pourquoi, ni comment, un beau matin ce nouveau grain et cette nouvelle fleur inattendue ont un « air de famille ».
Il n'y a que les grand-mères pour savoir comprendre cela.
Quand il avait sept ans, au moment du dessert, ses grandes sœurs racontaient à cet enfant comment en 1942-43, elles se privaient de chocolat et de sucre tout un trimestre pour remplir la colis destiné aux prisonniers malades du Stalag XIII A.
A douze ans, ce même enfant a été dans son école le militant des « Kilomètres de Soleil » pour les enfants sans soleil. A quinze ans, celui-là, le même, qui n'est déjà plus un enfant, a découvert la Haute-Volta à cause des Micro-réalisations. Il a dix-huit ans aujourd'hui. Il veut partir pour le Tiers-Monde...
Et ce garçon-là est ce matin dans mon bureau. Il n'est pas venu me demander conseil - non, c'est un garçon décidé, sa décision est prise. Il n'est pas venu solliciter un appui : non, c'est un garçon pratique, il a tous ses papiers en ordre. Mais ce garçon voudrait, avant de partir, visiter les « Services » du Secours qu'il ne connaît que par « Messages ». Ce garçon est là, assis en face de moi sur le coin de sa chaise. je l'ai écouté raconter. Un petit silence. Et celui des deux qui est intimidé, ce n'est pas lui.
C'est moi.
C'est moi, car en l'écoutant, je découvre peu à peu ce fleuve souterrain qui fait fleurir ce frais rameau ce matin.
Il y a eu les parents, bien sûr, et l'instituteur, et un vicaire, et la tante missionnaire en Papouasie, qui ont ensemble préparé le regard clair de ce garçon décidé.
Mais ce garçon, qui n'est jamais venu à Paris, m'a révélé en dix minutes ces ruisselets cachés parmi tous les paysages de la province française, ces ruisselets vivants formant un réseau souterrain, un réseau ne figurant dans aucun bilan ni dans aucun annuaire. Un réseau que, depuis 25 ans, des milliers de responsables locaux ont tracé, puis alimenté.
Voilà notre vrai trésor.
Voilà notre seul bilan valable.
Voilà ce que vous devez savoir.
Voilà ce que me fait subitement découvrir ce garçon décidé.
Voilà pourquoi, devant lui, je m'arrête intimidé, car je ne trouve plus les mots qu'il faudrait dire....
Jean RODHAIN,
8 septembre 1971.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Derniers messages, Paris, SOS, 1985, p. 137-140.