Sidoine enfant de choeur
"Sidoine enfant de chœur", MSC, n°218, avril 1971, p.3.
Sidoine enfant de chœur
« Les idées ne se promènent pas toutes nues… »
Comme tous les enfants de chœur de jadis, nous subissions, à la fin de la Semaine sainte, ces interminables offices des ténèbres.
Dans l'église non chauffée, il fallait endurer nos vieux chantres égrenant de leurs voix rocailleuses ces lugubres psalmodies. Mais nous guettions l'attraction finale qui s'approchait grâce à un compte à rebours lumineux : après chaque psaume l'un de nous avait le droit d'éteindre un des cierges du grand candélabre triangulaire. Au dernier psaume, le plus grand des enfants de chœur allait cacher le dernier cierge allumé derrière l'autel : c'était le symbole de la mort du crucifié. Et pour symboliser aussi le tremblement de terre du Vendredi saint, à cet instant se produisait le « fracas ». L'organisation de ce triste fracas était notre joie, car elle nous était confiée. Derrière le petit orgue nous avions le droit d'accumuler les vieux catafalques et les escabeaux de réserve. Au signal du 7° cierge, nous devions faire s'écrouler bruyamment le tout. Cela faisait - à notre grande joie - un tonnerre de chocs et de poussière. Trois jours de suite. J'ignore l'effet sur la piété des adultes. Mais quand nous avions dix ans, on se préparait longtemps d'avance à organiser - joyeusement - ces « fracas » des trois jours saints.
La préparation de Pâques comportait, il faut le dire, des exercices audio-visuels moins fracassants. Dès le Jeudi saint, en signe de deuil, les cloches devenaient muettes. C'est à nous, les enfants de chœur, que revenait la charge de parcourir les rues du village, agitant des crécelles de buis en criant : « C'est pour le premier coup » avant chaque office. Pour les fermes écartées du centre, il n'y avait qu'un seul coup, une heure avant : mais cela faisait quelques bons kilomètres de galopades parmi les sillons gelés et la forêt givrée. Toutes ces tournées méritoires avaient leur récompense le Samedi saint. Le dernier jour, la tournée se faisait sans crécelles, mais avec d'immenses paniers à lessive. Chaque famille y déposait des œufs durs, parfois une pièce de monnaie. Nos estomacs n'auraient pas résisté à l'absorption de centaines d'œufs durs, même coloriés. Le dimanche de Pâques se passait donc en marchandages avec nos familles pour aboutir à des gains respectables, monnayables en billes et en chocolats.
Voilà des souvenirs bien puérils et un folklore bien périmé, dira-t-on. Je réplique que ce folklore audio-visuel marquait pour longtemps la mémoire de l’enfant : et ce fracas, ces crécelles et ces œufs rouges ou violets étaient les images illustrant des versets d'Évangile. Car on apprenait alors « par cœur » des réponses lapidaires et des textes bibliques. il en résultait un « bagage » où l'image entraînait l'idée. Car les idées ne se promènent pas toutes nues : les idées sont, depuis le pommier d'Adam, habillées gracieusement d'images. Et depuis Gutenberg elles sont habillées tristement d'encres d'imprimerie... Hélas !
Portant ce maigre bagage bariolé d'images, l'enfant devenu adulte regarde Pâques avec une curiosité plus réfléchie : qui donc sort de ce tombeau ?
Est-ce un fantôme ? Une illusion ? Ou simplement une légende toute baignée de la fidélité de disciples naïfs ?
Ou bien est-ce la présence réelle, contrôlée par Thomas l'incrédule, d'un personnage crucifié et venu sur terre pour nous révéler d'une manière éclatante le lien qui relie chacun de nous avec son Créateur et son Rédempteur ?
Toute la vie de saint Paul, toute son éloquence, tout son témoignage jusqu'au martyre inclus, tout est basé sur sa certitude : c'est le Christ bien vivant qui, au matin de Pâques, commence parmi nous une présence qui dépasse toutes les lois des présences humaines. Pâques, c'est cette certitude, cette foi. Donc cette joie. Et il n'y a pas de joie plus profonde que celle-là.
Appelé d'urgence auprès d'un vieux grand-père gravement malade, j'eus le tort de commencer par une phrase réconfortante sur sa santé.
La réplique fut immédiate : « Non. Le Seigneur m'attend, et il est bien temps de se rencontrer ». Cela était dit avec une si belle sérénité que, quarante ans après, j'ai encore cette affirmation dans l'oreille.
C'est souvent une grâce de rencontrer ainsi parfois des âmes de grande foi. Dans d'autres agonies, c'est un dialogue difficile à amorcer. Ce ministère me parait plus délicat que la préparation d'une conférence sociale ou la rédaction d'un tract politique.
Après un long service, aussi bien dans ma sacristie que dans ma Z.U.P. où je suis délégué du syndicat des locataires, je crois, par expérience, que pour le prêtre, ordonné par l'Église pour parler de Dieu aux hommes, cette assistance à l'homme agonisant est le premier des devoirs professionnels.
« Le Seigneur m'attend. Et il est bien temps de se rencontrer. » Cette phrase de dix mots suppose ure vie de foi. Et elle proclame une finale de joie.
Il me semble encore entendre aujourd'hui nos crécelles de jadis cliqueter dans les rues verglacées.
Le Seigneur est vivant : Plerre et Jacques l'ont rencontré ! C'est la joie de Pâques.
SIDOINE