Les curieux cheminements imperceptibles d’une certaine maladie
Jean RODHAIN, « Les curieux cheminements imperceptibles d'une certaine maladie », Brochure de la Journée Nationale 1971, p. 13.
Les curieux cheminements imperceptibles d’une certaine maladie
1. J'ai toujours considéré comme paternaliste, démodé, et quelque peu grotesque, de tenir sous le bras un colis de Noël destiné à un vieillard paralytique, ce colis eût-il une faveur bleue ou dorée. Je ne ferai jamais cela.
2. Hier, pour remplacer un ami malade, j'ai dû aller, à sa place, porter en banlieue un de ces fameux colis. Il n'avait pas de ruban. Il était fermé avec une espèce de scotch incolore.
J'ai découvert, non pas un taudis, mais la solitude du vieillard totalement abandonné par ses enfants. Pas une plainte. Mais un coup d'œil à la cuisine m'a appris que - sans ce colis « démodé » - le repas de Noël aurait été maigre.
3. Je suis retourné cette semaine revoir mon bonhomme, parce que la cuisine entrevue me semblait anormale. J'ai vérifié : pas de robinet. J'ai interrogé : non, il n'y a pas d'eau courante. Il faut descendre trois étages et aller au fond de la cour. En été, cela va. En hiver, la voisine veut bien, quand elle y pense, remonter un broc le samedi. Pourquoi la commune - qui vient d'inaugurer une belle salle des fêtes - ne fait-elle pas d'enquête sur ses vieillards ?
4. J'ai hésité pendant un an. Enfin j'ai cédé à une condition formelle : si je suis élu, je veux m'intéresser au Bureau d'Aide sociale. Et me voici donc pour la première fois de ma vie conseiller municipal. Au Bureau d'Aide sociale j'ai fait scandale en parlant de la distribution de l'eau dans ce quartier éloigné. On veut une enquête.
5. Heureusement le journal local a mis notre enquête en vedette. Personne ne connaissait le nombre des vieillards isolés dans la commune. Maintenant c'est la pose d'un tuyau et d'un robinet qui paraît grotesque au public. Tous réclament « une maison-foyer » pour les vieux de la commune. On leur doit bien cela. Ce n'est que justice.
6. Hier, après la vérification des comptes au Foyer des Vieillards, le Directeur m'a signalé que celui de la chambre 26 baissait rapidement. le suis allé le voir. Je n'ai pas su lui parler. Il attend autre chose que des phrases sur la pluie et le temps. Il attend qu'on lui parle sérieusement car il se rend parfaitement compte de son état. Je n'ai pas su quoi dire.
Mais qu'est-ce que j'ai donc ?
Réponse. - Ce que vous avez, je vais vous le dire, c'est une certaine sorte de maladie qui vous a pris. Elle vous a fait découvrir votre prochain. Elle vous a conduit ensuite à promouvoir la justice. Elle vous fait deviner maintenant que sans l'Évangile dans le cœur, la dimension du prochain n'est pas complète. Et cette maladie contagieuse ne dit jamais son nom. Elle n'est pas dans le dictionnaire : c'est la Charité.
SIDOINE.