Colloque 2018 : Intervention des exilés de Calais
Colloque de la Fondation Jean Rodhain
26 - 28 janvier 2018
Hospitalité et identités fragilisées
Groupe des exilés de Calais
L’identité ? C’est comme un bouton sur les fesses…
Nous, en Afrique, on dit souvent qu’on ne sait pas à quoi les fesses servent avant d’avoir un bouton… Si tu as un bouton ou une blessure et que tu ne peux plus t’assoir, tu sais exactement à quoi servent tes fesses… Et bien l’identité c’est comme ça, c’est quelque chose de trop banal…mais quand tu ne l’as pas tu sais que c’est la chose la plus importante dans la vie. Même si tu n’as rien ni argent, ni travail, ni rien… tu as besoin de l’identité !
L’identité fragilisée ça s’applique à tout le monde, nos identités sont toutes fragiles, c’est une « fragilité partagée » entre français qui accueillent et étrangers qui viennent, mais pas fragilisée pour les mêmes raisons.
J’ai obtenu la nationalité française mais mon identité elle est tout le temps fragile…. Par exemple si Marine le Pen passe ou quelque chose comme ça, je me dis « ils vont m’enlever ma nationalité »… pour moi c’est ça l’identité fragilisée… L’identité obtenue, - la nationalité française- elle n’est pas acquise une fois pour toute. Moi, je ne suis plus vraiment adaptée au Maroc, je suis davantage adaptée en France et pourtant à l’intérieur de moi je ne me sens pas française…
Je suis arrivée en France à l’âge de 18 ans. J’ai eu un coup de foudre, comme ça ! Je me suis mariée, lui il travaillait déjà ici en France, il était venu sous contrat. Quand je suis arrivée j’avais tout, j’avais mon appartement, mon mari s’occupait de moi, mais j’étais malade, je n’arrivais pas à m’adapter à Calais, chaque fois que j’allais chez le médecin il me disait « le mal du pays »… Mes enfants maintenant ils parlent chti, ils parlent français. Mes enfants ils se sentent français, ils me disent « on est français, ils ne peuvent pas nous l’enlever ça ». Mais depuis qu’il y a les attentats et tout ça ils disent… qu’ils ont un peu perdu leur identité… Depuis qu’on se fait pointer du doigt comme si c’était nous qui faisions les attentats, je ne comprends pas, c’est incroyable. Nous, on n’a pas le droit de se disputer avec un voisin… On s’est disputé avec un voisin pour une histoire de stationnement et il se trouve que c’est un policier, il a été porté plainte. Eh bien quand j’ai fait ma demande de nationalité ils m’ont dit vous avez un fichier, ce Monsieur a porté plainte contre vous… Comme si j’étais fiché pour un attentat où je ne sais pas quoi ! Alors dans ces conditions, mon identité… je me dis « je suis française »… Mais non, impossible… Même si maintenant j’ai la nationalité finalement ça n’est qu’un papier. Mais c’est mon physique que les gens voient. A Calais quand tu as la peau de couleur tu es toujours contrôlé.
Un étranger qui arrive de quelque part il ne sentira jamais vraiment chez lui... Par exemple il y a des choses qu’on n’ose pas… On ne se sent jamais complètement chez nous tout simplement parce que ce n’est pas notre maison, ce n’est pas chez nous même si on essaie de s’intégrer.
Quand on recommence à vivre dans un autre endroit ça nous fragilise. … On n’est jamais serein… On ne sait pas ce qui va se passer… Tu es toujours en doute…Cela n’est pas la même chose pour les gens qui sont originaires du pays. Face à n’importe quel changement, moi j’ai un doute à chaque fois… même par exemple pour un changement de droit, moi je me demande est-ce que j’ai droit à ça ? Toujours je suis en demande, en questionnement, c’est ça l’identité fragilisée pour moi. Et même en ayant obtenue la nationalité française, on conserve les mêmes doutes que en étant pas français.
Notre identité est fragilisée parce que on laisse beaucoup de choses, notre famille, notre pays, nos habitudes… On essaie de recommencer ailleurs mais avec toujours quelque chose qui manque en nous. Et même si on a tout en France il y aura toujours cette chose qui manque, cette liberté d’être comme tu étais chez toi. .. Tu auras toujours la peur d’oser faire quelque chose parce que tu te dis « si je me trompe ce n’est pas bon, ce n’est pas bien »… Y’aura toujours cette peur en fait. Même au bout de je ne sais pas combien d’années…
Ce qui fragilise l’identité c’est aussi le regard et la méfiance… Moi, je voulais juste travailler et reprendre l’école ensuite. En France je ne connaissais rien, ni mes droits ni la vie, ni rien. Avec ce qui m’est arrivé, j’aurai pu porter plainte, mais comme je ne connaissais rien je ne l’ai pas fait… Et ensuite on m’a fait comprendre qu’on pensait que j’étais venue uniquement pour les papiers…Du coup toi, tout ce que tu as vécu, toute ta confiance est fragilisée… On te dit que c’est juste pour les papiers…Et du coup je suis devenue et je suis restée sans papier. J’ai fini ma formation sans être payé car je voulais finir cette formation. Et puis par la suite grâce à tout le monde j’ai eu les papiers et grâce à Kenza qui m’a poussé à parler. Ce qui fait mal dans tout ça c’est quand on ne te croit pas. J’avais besoin depuis le départ que quelqu’un croit en moi. Tout ce que j’ai dit à la préfecture ils n’ont cru à aucun mot, ça c’est trop difficile à supporter, tu te demandes ce que tu as fait alors que tu n’as rien fait.
Moi, en Lybie j’avais commencé à avoir une vie normale, je m’étais intégré, je travaillais, j’ai eu des papiers. Du coup, même si à l’intérieur de moi ce n’était pas chez moi, enfin je pouvais y vivre. Je me sentais bien jusqu’à ce que la guerre arrive…Et à cause de la guerre j’ai dû traverser et là des mois et des mois de galère en Europe et toujours pas de papiers… Et là du coup après tout ce temps, j’ai décidé d’essayer de retourner clandestinement en Afrique par l’Espagne, de retourner comment j’étais arrivé. Les espagnols m’ont attrapé lorsque je tentais de quitter pour l’Afrique via le Maroc. Les espagnols m’ont arrêté, ils ont cru que j’étais recherché et que je cherchais à fuir. Ils m’ont renvoyé en France quand ils ont vu que j’avais déjà fait une demande d’asile en France… C’est pour cela que je dis que toute ma vie je me sens fragile, toute ma vie j’ai cherché un seul désir ou souhait qui devenait un rêve impossible. Je suis arrivé la première fois en Europe en juin 2013 et j’ai finalement eu mes papiers presque 3 ans après. En Angleterre je suis resté 6 mois et en Italie un an, et le reste en France. Tout le temps quasiment dehors en cherchant juste une identité ! Je ne voulais pas aller spécialement là-bas ou là-bas : je voulais juste un pays qui m’accepte !!
Toute ma vie je me suis considéré comme fragile parce que je n’avais d’identité nulle part. De plus, à l’étranger même si tu obtiens les droits administratifs, à l’intérieur de toi et à l’intérieur des gens qui vivent avec toi tu es toujours étranger. … Si on te dit « qu’est qui te manques ? « Rien ne te manque mais il y a quelque chose au fond de toi qui te manque ; il y a un énorme vide qui te la fait sentir, qui me fait sentir toujours que je ne suis pas chez moi. Moi, jusqu’à ce que j’arrive en Italie mon problème ça a été d’abord juste d’avoir une identité, d’avoir une pièce qui dise « ok t’es ça ou ça »…
Je suis érythréen et j’ai traversé la frontière pour arriver au Soudan. Au Soudan c’était dur, quand tu arrives dans un pays que tu ne connais pas c’est tellement difficile. Je me disais que je ne serai jamais en sécurité dans ce pays. J’ai traversé le Sahara et suis entré en Lybie. En Lybie je suis resté 3 ans… Le plus difficile que j’ai vécu c’était en Lybie. C’était super dur, pour moi en Lybie il n’y a aucune humanité. Quand on parle de l’identité fragilisée je ressens ici plus de sécurité que ce que j’ai déjà vécu… Oui c’est vrai on se sent plus en sécurité en France que chez nous. La sécurité ça renforce l’identité et c’est indispensable pour avancer : 13 jours après l’interview j’ai eu la réponse positive de l’OFORA, j’étais tellement content ! A partir de là j’ai commencé à faire tout ce qu’il faut pour vivre, apprendre la langue, trouver du travail…
Pour ma part j’ai vécu aussi mon identité fragilisée par ceux que j’accueille… Parce qu’ils me changent et en même temps il y a des aspects de leur culture que je n’accueille pas, qui me heurtent trop. J’ai été fragilisée au niveau affectif (peur de perdre les amis rencontrés) mais pas seulement, aussi au niveau culturel, par exemple sur la question de la place de la femme.
Je pense aux voisins de nos locaux ou à tous les gens que nous rencontrons à calais et qui se sentent fragilisés par la présence des exilés. Souvent j’ai l’impression qu’ils se protègent, qu’ils se défendent, qu’ils sortent des griffes parce qu’ils ont peur. La question de l’accueil interroge qui on est. Les gens ont peur de voir la France changer, ils se sentent fragilisés… Mais si tu es serein avec ce que tu es, avec ton histoire, l’arrivée de l’étranger ne te fait pas peur, au contraire.
Je suis arrivé à Calais en 1991… Je n’avais jamais rencontré de migrants avant. Je n’osais pas trop aller vers eux parce que j’avais peur. C’était un groupe d’hommes, et un groupe important. … Et puis je me suis dit « tant pis je traverse » et alors j’ai traversé la rue et je suis allé leur parler… Et tout de suite j’ai eu plein de sourires, et tout de suite ma peur est tombée. Et à partir de là… je ne vais pas tout raconter ce serait trop long… il y a eu plein de choses on était très peu de bénévoles à ce moment-là…
Et à un moment donné des garçons avec qui j’avais créé des liens forts me regardent et me disent « eh bien pourquoi tu ne nous adopterais pas ? » … je n’avais jamais pensé à ça ! Et ça m’a bouleversé et ça m’a touché au cœur et je me suis dit « ben OK »… Et on s’est mis à faire toutes les démarches etc… A Boulogne, à Douai, avec un avocat… Tout s’est bien passé mais à la fin ils nous ont dit « ça n’est pas possible parce que vous êtes à calais et ça va entériner quelque chose, on ne veut pas de ça ». Et là j’ai pleuré, on était attaché les uns aux autres…ils m’ont dit « si vous quittez Calais c’est Ok, on vous l’accorde » ! Et moi je ne voulais pas quitter Calais, j’étais attaché à ce que je vivais ici…. Calais serait-il une zone de non droit ? Est-ce qu’il y a d’autres lieux en France où on vous impose de déménager pour adopter ? … Finalement les garçons m’ont dit « ce n’est pas grave tu es déjà notre maman »…
Vous vous avez traversé des tas de pays… moi ce sont les pays qui sont venus à moi ! Et moi ça m’a énormément « ouverte », ça m’a humanisé… Mais aussi ça m’a fragilisé, les deux en même temps ! J’ai vécu des amitiés fortes qui m’ont construites et solidifiées et c’est ça aussi qui fait que j’ai pu vivre toutes ces rencontres à la fois extrêmement déstabilisantes et enrichissantes : les deux en même temps, c’est toujours un mélange.
Et ici avec le groupe de Calais, on est toujours en train de changer, s’adapter, avancer, revenir en arrière… De recommencer …C’est passionnant et ça donne de l’espoir du coup. On se dit que ce n’est pas figé, que les choses peuvent évoluer malgré toutes ces peurs et malgré toutes les violences – qui me font souffrir- je crois que petit à petit la fraternité va naitre … Et en même temps cette cruauté et cette souffrance que l’homme inflige à l’homme me fait énormément souffrir…
Finalement qu’on soit né ici ou là-bas, il y aura toujours quelque chose qui fait qu’on se sent étranger, quelque chose qui fait qu’on est fragilisé….. C’est important de pouvoir comprendre qu’il s’agit de vivre avec cette insécurité, il ne s’agit pas nécessairement d’en sortir… il y a des évolutions qui vont prendre du temps, peut-être plus que le temps de ma génération. Par exemple pour l’Islam cela va prendre peut-être plusieurs générations pour apprendre à se connaitre pour s’apprivoiser les uns les autres… Avec le temps ! Un temps qui est plus large que moi. La fragilité ça n’est pas que négatif, ça renforce également, c’est aussi ce qui ouvre à la vie…
Avec l’identité fragilisée, l’autre point commun que l’on partage, c’est « la peur »… la peur qui elle aussi, fragilise l’identité.
Chez ceux qui arrivent comme chez ceux qui sont d’ici ; et même si les gens ne sont pas fascistes ou racistes, il y a des gens qui ont peur…Peur qu’un jour quelqu’un va venir lui arracher sa maison, ce qui lui appartient… y’a aussi des français qui ont peur de perdre leur identité « est-ce que la France va pas devenir autre chose que ce qu’on connaissait avant ? »… Du coup on peut dire que la peur elle est des deux côtés. Et ce qui en est la cause c’est le manque d’informations. D’où l’importance de donner de vraies informations : c’est l’information juste qui va détruire la peur. Il y a des informations qui ne sont pas justes, c’est celles qu’on (les médias) nous donne souvent et qui sont juste pour agiter la peur.
Moi j’ai essayé, je suis allé vers les français, être avec eux, parler avec eux on aimerait bien… Mais dans le temps tu entends quelqu’un qui va te dire « va-t’en, sale race »… Et après tu recules, tu te dis « je ne veux plus être avec ces gens-là » parce que y’en a un qui va me dire ça…Ce qui fait reculer les gens d’aller vers les français c’est ce qu’on peut entendre.
A Calais les gens ils ont peur. Nous-mêmes étrangers, qui sommes arrivés avant, on a peur quand on voit ces gens-là (les migrants), on a peur parce que on se dit « houlà là ils vont venir »… Je réagis comme les français je me dis « ils vont prendre nos places »… Et là je comprends les français !
Au début quand j’ai vu des migrants à Calais c’était un peu dur pour moi, je me disais « pourquoi ils viennent ici » ? Je me disais moi ça fait autant d’années que je suis là et ça ne va pas et eux ils vont venir, et ça va être pire pour eux et pour moi. C’est comme ça que je voyais les choses au début. Cela me faisait peur parce qu’on veut se protéger ou quelque chose comme ça, je ne sais pas…
Maintenant je n’ai plus peur, j’ai fait la traduction avec le Secours, j’ai entendu les récits et j’ai compris pourquoi ils sont là, mais avant non. La plupart des immigrés qui sont là depuis longtemps ils ressentent la même chose ! Si on ne rencontre pas ceux qui arrivent maintenant on ne comprend pas et on a peur.
Aujourd’hui la politique de la municipalité, et aussi de la préfecture c’est vraiment une politique de harcèlement, d’opposition à la solidarité et d’intimidation des citoyens qui veulent accueillir : il n’y a qu’à voir comment la police et les autorités ont essayé juste de nous bloquer lorsqu’on a voulu permettre à des mineurs ou des jeunes adultes de simplement prendre une douche alors qu’on les force à vivre dehors comme des chiens… Ce n’est même pas imaginable lorsqu’on est sur place tous les moyens qui sont mis en œuvre pour pourrir la vie des gens et pour entraver les solidarités au nom de l’appel d’air …
Les réfugiés qui arrivent en Italie, ce sont d’abord des corps ; on se charge dans un premier temps de les nourrir, les vêtir etc.
Puis on les nomme et on les fait par la même occasion entrer dans des cases : demandeurs d’asile, dublinés etc… Et puis il y a « un reste » qui n’entre pas dans les cases, c’est ce reste qui arrive à Calais, et ce reste on veut pas les nommer, car en les nommant on leur donne une identité et donc un droit, il ne faut donc surtout pas les nommer mais les faire disparaitre…Il n’y pas de noms pour les appeler ces gens-là… et du coup il y a de la violence : que faire avec des gens qu’on ne veut pas reconnaitre ? Ils ont une volonté à laquelle on ne veut pas/peut pas faire droit (aller en UK). Ils ne sont « rien », et ce rien il faut l’éliminer : « pas de point de fixation » pour reprendre leur terminologie. Ne pas vouloir/pouvoir nommer cela suscite de la violence. On est dans un « entre deux » qui récolte tout ce qui n’a pas été affronté avant. Comme on n’a pas affronté la question on essaie de l’éliminer. Les exilés de Calais on veut les mettre quelque part (par exemple dans des centres) et ils ne veulent pas (veulent passer en GB) donc on leur dit « casse toi » et on veut les faire disparaitre
Tous ceux qui sont à Calais il y a une incapacité à nous reconnaitre en eux, à reconnaitre qu’ils participent de notre vie, de notre humanité. On a toujours beaucoup plus peur de quelque chose qu’on ne connait pas.
La seule solution qu’on a trouvé c’est celle de la rencontre. Seule rencontre peut faire bouger les mentalités. Le travail le plus important que l’on fasse c’est de proposer la possibilité d’une rencontre et cette proposition est de plus en plus difficile parce qu’on ne nous laisse même pas cette case de la rencontre, les exilés n’ont plus/pas droit à un espace.
Malgré tout cela on découvre tous les jours qu’ ici à Calais qu’il y a quelque chose où le vivant est au rendez-vous… ici il y a des choses qui se rejoignent naturellement parce que de tous les côtés il y a des amoureux de la vie… je me dis que ce qui peut nous réunir tous c’est d’avoir cet amour de la vie , qui passe par l’amour des fleurs, par l’amour de la mer, par l’amour des gens, par l’amour de tout ce qui vient nous heurter, nous interroger. Alléluia J
Abdallah Kenza Dejen Philippe Vincent Hayat Véronique
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