"Nous sommes la risée du monde"
Frères et sœurs, chers amis,
Que la paix soit avec vous.
Je vous salue tous et chacun dans le Christ et je rends grâce à Dieu pour votre présence et votre fidélité à la foi reçue des apôtres, en cette terre de Guyane à laquelle le Seigneur m’a attaché, sans aucun mérite de ma part, depuis presque 14 ans. J’ai eu la chance de la parcourir sans cesse, dans tous les sens, et de rencontrer beaucoup d’entre vous, dans la diversité de vos cultures, de vos engagements et des services que vous rendez à la « grande communauté guyanaise », si riche et colorée. C’est à ce titre que je viens vers vous aujourd’hui partager ce qui tient tant à cœur de l’Église, de chacun de vous et de moi-même : le bien-être de tous et le salut de chacun de ceux pour qui le Christ est mort.
La sauvegarde de la création – Laudato Si’
Depuis son élection au siège de Rome, le pape François n’a pas ménagé ses efforts pour attirer l’attention des catholiques et de toutes les personnes de bonne volonté sur la nécessité de tout mettre en œuvre « pour la sauvegarde de la maison commune », c’est-à-dire de la terre. Dans ce domaine, il a publié, en 2015 la lettre encyclique Laudato si’, d’une extrême importance, saluée partout comme une contribution majeure à la vie de l’humanité. (…)
Le constat des dangers actuels
Dans son premier chapitre, le pape a attiré notre attention sur les dangers que court notre planète en raison de l’extrême exploitation à laquelle l’humanité l’a soumise : « cette sœur (la création) crie les dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposé en elle ». Parmi les abus, le pape note « la pollution, ordure et culture du déchet », le changement climatique « surtout à cause de l’activité humaine », le camouflage des problèmes par beaucoup de « ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique », la qualité d’eau disponible pour les pauvres, la perte de biodiversité, la détérioration de la qualité de la vie humaine et dégradation sociale, l’inégalité planétaire. Le pape déplore également « la faiblesse des réactions » et « la diversité des opinions ». La nature n’a cessé d’offrir aux hommes l’eau, le vivre et le couvert, les plantes médicinales et tous minéraux et végétaux prêts à l’industrie humaine. Le tout totalement gratuitement. Nous avons transformé tout cela en économie financiarisée. Là où la gratuité manque, la fraternité se perd.
La racine humaine de la crise
Le chapitre 3 analyse la racine humaine de la crise écologique, avec une technologie dans les mains de l’homme qui ne fait pas « bon usage de son pouvoir », la globalisation d’un paradigme technocratique qui pense que tout sera résolu par une croissance illimitée (alors que les ressources, elles, sont limitées !), et la démesure avec laquelle l’homme s’est mis au-dessus de tout, en « seigneur », là où il vaudrait mieux qu’il se reconnaisse comme un « administrateur responsable ».
En réponse à la crise, François affirme que l’écologie doit être « intégrale », c’est-à-dire à la fois environnementale, économique et sociale, « car tout est intimement lié ». Elle doit être «culturelle», vécue dans la « vie quotidienne » et donc par tout un chacun, s’appuyer sur le « principe du bien commun », c’est-à-dire le « bien de nous tous » avec une vraie justice entre générations. Enfin, elle ne peut être que spirituelle, puisque l’homme n’est pas que chair, il est esprit, reflet de l’Esprit divin que lui partage le Créateur.
La foi dans la capacité humaine, malgré tout
Le pape n’est pas défaitiste. Il affirme que : « l’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune ». Pour cela « beaucoup de choses doivent être réorientées, mais avant tout, l’humanité a besoin de changer. La conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous est nécessaire ». Cela conduira à « miser sur un autre style de vie » en rejetant le « consumérisme excessif », en éduquant pour « l’alliance entre l’humanité et l’environnement », pour enfin réaliser l’indispensable « conversion écologique ». (…)
La situation en Amazonie
Le Document préparatoire du Synode reconnaît qu’elle est tout aussi préoccupante que l’ensemble de la planète : « les peuples de la forêt, cueilleurs et chasseurs par excellence, survivent avec ce que la terre et la forêt leur offrent. Ces peuples surveillent les fleuves et prennent soin de la terre, de la même manière que la terre prend soin d’eux. Ils sont les gardiens de la forêt et de ses ressources ».
Cependant, la richesse de la forêt et des fleuves de l’Amazonie est menacée aujourd’hui par les grands intérêts économiques qui s’installent dans divers endroits du territoire. Ces intérêts provoquent, entre autres choses, l’intensification de la coupe indiscriminée de la forêt, la contamination des fleuves, des lacs et des affluents (par l’usage indiscriminé de produits agrotoxiques dérivant du pétrole. L’activité minière extensive, légale ou illégale, et les dérivés de la production de drogue). À cela s’ajoute le narcotrafic qui, joint à ce qui précède, met en danger la survie des peuples qui dépendent des ressources animales et végétales de ces territoires.
D’un autre côté, les villes de l’Amazonie ont grossi très rapidement et ont intégré de nombreux migrants déplacés par force de leur terre, poussés vers les périphéries des grands centres urbains qui s’avancent à l’intérieur de la forêt. Dans leur majorité, ce sont des peuples indigènes, riverains et afro descendants expulsés des mines, de l’industrie d’extraction pétrolifère, coincés par l’extension de l’extraction du bois, qui sont les plus touchés par les conflits agraires et socio-environnementaux.
En somme, l’accroissement démesuré des activités agro-pécunières, d’extraction et des activités forestières en Amazonie, non seulement met en danger la richesse écologique de la région, de sa forêt et de ses eaux, mais en plus elle appauvrit la richesse sociale et culturelle. Elle a forcé le déploiement urbain ni « intégral » ni « inclusif » de la région amazonienne.
Au-delà des menaces qui émergent de l’intérieur de leurs propres cultures, les peuples autochtones ont vécu, depuis les premiers contacts avec les colonisateurs de fortes menaces extérieures. Contre ces menaces, les peuples autochtones et les communautés amazoniennes s’organisent, luttent pour la défense de leurs vies et de leurs cultures, de leurs territoires et de leurs droits, et de la vie de l’univers et de toute la création.
Le Document d’Aparecida écrit, sur le respect des autochtones et des Afro-américains que : « la société tend à les déprécier, en méconnaissant leur différence. Leur situation sociale est marquée par l’exclusion et la pauvreté ». Cependant, comme le pape François l’a remarqué à Puerto Maldonado : « Leur cosmovision, leur sagesse ont beaucoup à nous enseigner, à nous qui n’appartenons pas à leur culture. Tous les efforts que nous déploierons pour améliorer la vie des peuples amazoniens seront toujours insuffisants ». En bref, la relation d’appartenance et de participation qu’établit l’habitant de l’Amazonie avec la création fait partie de son identité et se trouve en contraste avec la vision mercantile des biens de la création.
La présence de l’Église
Le Synode des évêques lancera un appel en faveur d’une Église catholique à visage amazonien – qui reconnaît et accueille la sagesse des peuples de la forêt et qui y découvre la présence de la sagesse de Dieu. L’Église confesse sa part de responsabilité dans les blessures faites aux peuples autochtones depuis le début de la colonisation et jusqu’à aujourd’hui. Comme le reconnaît le pape, la voix de l’Église en défense de ces peuples a été beaucoup trop faible, même si de grands saints ont œuvré pour la justice et le droit. Les compromissions de chrétiens dans les massacres et le non-respect de valeurs culturelles ancestrales ont été réelles. L’Église confesse que son message doit être un message de joie et de paix, de respect et d’écoute, un message à dimension spirituelle mais aussi sociale, environnementale, écologique, un message pour un développement intégral de toute personne et de toute la personne, dans ses besoins corporels, affectifs et spirituels, tous interdépendants les uns des autres.
La montagne d’or
Face aux défis d’aujourd’hui nous avons besoin, au nom même de l’Évangile et dans une collaboration sans frontières avec tous, de créer une Guyane à visage amazonien – qui établit son avenir non plus sans, mais avec la sagesse amérindienne – gardienne de la forêt – et qui tourne le dos à ce qui détruit la forêt et les peuples qui y vivent. Comme l’a demandé le pape François dans sa rencontre avec les communautés amazoniennes à Puerto Maldonado : « Nous qui n’habitons pas ces terres, nous avons besoin de votre sagesse et de votre connaissance pour pouvoir pénétrer, sans le détruire, le trésor que renferme cette région. Et les paroles du Seigneur à Moïse résonnent : “Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte” (Ex 3, 5) ».
S’il y a de l’argent à dépenser, c’est sans doute d’abord pour reprendre possession de notre territoire – nous sommes la risée du monde avec cet orpaillage clandestin qui dépouille tranquillement une région qui appartient, théoriquement, à l’une des premières puissances mondiales – plutôt que de le proposer encore à des multinationales qui ne viennent pas pour nous faire du bien, quoi qu’elles en disent, mais pour tirer profit de notre sol pour elles et pour leurs actionnaires. Et quand nous aurons dit oui à l’une, qu’est ce qui nous empêchera de dire oui à d’autres ?
On nous dit que cela va créer des emplois. Sans doute quelques-uns, mais à quel prix ! Le prix d’une opposition de plus en plus farouche entre les rares bénéficiaires d’une telle entreprise, et la majorité des Guyanais, dans l’attente d’un légitime développement équitable ! Le prix de responsables, obnubilés par un seul projet, au détriment d’un rôle de nécessaire garant de l’intérêt général !
Et puis, le développement durable n’est pas là. Il est dans la pêche, dans l’agriculture, dans le bois et sa transformation, dans un tourisme à visage humain, dans la construction. Il est sans doute aussi dans l’exploitation durable des richesses du sol, et donc peut-être de l’or, mais dans une dynamique qui soit le fruit d’un plan élaboré ici, avec tout le monde. Autrefois, la Guyane était autosuffisante mais ce n’est plus le cas. N’est-ce pas à cela qu’il faut d’abord s’employer ? Nous risquons, pour un plat de lentilles, de laisser notre meilleure jeunesse continuer à quitter notre territoire pendant que d’autres continuent de nous piller… Chaque fois que j’ai écouté les jeunes parler de ce projet, j’ai trouvé une profonde réticence, pour ne pas dire un refus tout net. J’ai entendu les Amérindiens de notre territoire. Écoutons la sagesse des peuples de la forêt : « Quand vous aurez coupé le dernier arbre, pollué la dernière rivière et pêché le dernier poisson, alors vous vous rendrez compte que l’argent ne se mange pas ».
Nous devons changer de route
Frères et sœurs bien-aimés, les batailles pour un développement humain intégral de la planète et de la Guyane ne sont pas séparables. C’est le même combat. Ce n’est pas seulement un combat humain, encore moins économique, c’est un combat spirituel. « Quand la capacité de contempler et de respecter est détériorée chez l’être humain, les conditions sont créées pour que le sens du travail soit défiguré ». Faire de l’argent le bien le plus précieux n’est rien d’autre qu’une idolâtrie funeste qui dresse les personnes les unes contre les autres. Ce dont nous avons besoin, c’est d’abord d’une société familiale et fraternelle, où le bien de tous est le souci de chacun, et le bien de chacun celui de tous.
« M’occuper de mon pain est une préoccupation matérielle, m’occuper du pain de mon frère est une préoccupation spirituelle ».
Dans ce combat, tous ont le devoir de s’engager, comme le rappelle le pape : « Elle est louable la tâche des organismes internationaux et des organisations de la société civile qui sensibilisent les populations et coopèrent de façon critique, en utilisant aussi des mécanismes de pression légitimes, pour que chaque gouvernement accomplisse son propre et intransférable devoir de préserver l’environnement ainsi que les ressources naturelles de son pays, sans se vendre à des intérêts illégitimes locaux ou internationaux ».
« La société, à travers des organismes non gouvernementaux et des associations intermédiaires, doit obliger les gouvernements à développer des normes, des procédures et des contrôles plus rigoureux. Si les citoyens ne contrôlent pas le pouvoir politique – national, régional et communal – un contrôle des dommages sur l’environnement n’est pas possible non plus ».
C’est d’un changement dans notre style de vie que nous avons tous besoin, bien plus que d’une course effrénée dans une croissance économique et financière sans limites qui, en réalité, nourrit la crise. Les peuples de la forêt peuvent nous en apprendre beaucoup sur le véritable bonheur, inséparable d’une saine sobriété de vie. Le pape François nous y invite lorsqu’il parle de spiritualité écologique. Nous avons besoin, dit-il, d’une conversion écologique qui implique de laisser jaillir toutes les conséquences de notre rencontre avec Jésus-Christ sur les relations avec le monde qui nous entoure. « Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse ; cela n’est pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne ».
Les prières du pape François pour nous et pour tous les peuples de la terre sont une invitation à l’action. Écoutons-le : « Après cette longue réflexion, à la fois joyeuse et dramatique, je propose deux prières : l’une que nous pourrons partager, nous tous qui croyons en un Dieu Créateur Tout-Puissant ; et l’autre pour que nous, chrétiens, nous sachions assumer les engagements que nous propose l’Évangile de Jésus, en faveur de la création.
Que Dieu vous bénisse tous ! Merci de prier pour moi.
Le 28 mai 2018, en la Fête de la Très Sainte Trinité.
† Emmanuel Lafont évêque de Cayenne
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