Le revenu universel au regard des personnes en précarité, par Guillaume Almeras et Dominique Redor
Le revenu universel au regard des personnes en précarité
Introduction : De quoi le revenu universel est-il le nom ?
Le concept de revenu de base ou allocation universelle qui trouve ses origines chez Thomas More, revivifié par des débats entre Philippe Van Parijs et John Rawls[1] puis par André Gorz[2] à la fin du siècle dernier, est de nouveau d’actualité dans un monde en transition, où il permet de cristalliser les attentes d’un changement social qui repose toutefois sur des visions de société différentes. Sa présentation est simple : il s’agit d’un revenu attribué à tous les membres d’une communauté de manière inconditionnelle et tout au long de la vie. Le niveau de ce revenu peut varier de 400 à 1000 € selon ses promoteurs et son financement repose sur des mécanismes fiscaux non stabilisés et en débat. Il est aujourd’hui souvent présenté comme un outil pour combattre la pauvreté ou accompagner la transition vers de nouvelles formes de travail.
Pour notre part, nous craignons que le revenu universel soit un objet magique et spéculaire qui ne réduirait pas la pauvreté, ne libérerait pas les plus fragiles du travail pénible et que son système de financement renforcerait les inégalités. Le revenu de base pensé comme un outil favorable à la contribution du plus grand nombre à la nouvelle économie numérique et collaborative, annonce l’affaiblissement d’une protection sociale de qualité.
Nous sommes inquiets de voir se penser un modèle économique et laborieux qui prend maladroitement en compte les plus fragiles. Nous ne pensons pas que l’argent puisse configurer une société ; c’est une communauté qui doit donner un visage humain à l’argent, sans l’idolâtrer, en faisant de l’économie un outil au service de l’homme. C’est pourquoi la question première ne peut pas être celle du revenu, mais doit être celle du travail compris comme une contribution de chacun à la société reconnue et valorisée. En ce sens le revenu universel nous semble être une réponse à un problème qui ne fait pas l’objet d’un diagnostic et d’une préconisation partagés. Le revenu de base nécessite de questionner la place du travail et de l’emploi dans la société du point de vue social, économique et environnemental. Notre réflexion repose sur deux principes partagés par les personnes en précarité que notre association accompagne. D’une part, chacun porte la responsabilité par son travail de contribuer au bien commun, de prendre soin de la famille humaine et de la planète aujourd’hui et pour les générations futures, en visant l’amélioration des conditions humaines. D’autre part, chacun a le droit de bénéficier de conditions de vie digne.
Pour contribuer au débat et partager nos convictions nous commencerons par présenter la situation de la pauvreté perçue par le Secours Catholique. Puis nous indiquerons les quatre grandes perspectives dans lesquelles le revenu de base projette son horizon en précisant le scénario dans lequel nous pensons que les plus pauvres seraient le moins défavorisés. Enfin nous présenterons les risques d’augmentation des inégalités que nous anticipons, en cas d’instauration d’un revenu de base en France.
La pauvreté des personnes rencontrées par le Secours Catholique
La situation de la pauvreté en France est stable. Nous percevons à travers nos analyses statistiques et les rapports annuels que nous publions que les plus pauvres bénéficient d’un soutien grâce à la protection sociale qui permet d’éviter des ruptures fondamentales, mais que les conditions pour vivre dignement ne sont pas réunies. Le facteur premier de la pauvreté est l’absence d’emploi (80% des personnes rencontrés au Secours Catholique sont sans emploi). Les familles monoparentales sont particulièrement touchées par les temps partiels et sont avec les jeunes, les publics les plus marqués par la pauvreté.
Le revenu médian des personnes que nous rencontrons est de 530€, identique au montant actuel du revenu de solidarité active (RSA). Nos statistiques montraient dans notre dernier rapport que le seuil de revenu permettant aux personnes d’accéder à un logement stable est de 700 à 1000€. Sachant que le logement est un élément fondamental pour vivre, accéder à un travail et construire une famille, il apparaît ainsi que les revenus minimum sont insuffisants pour développer un projet de vie. Le taux de pauvreté fixé à 1008€/mois (60% du revenu médian) indique donc avec pertinence un seuil de précarité.
Les indicateurs de pauvreté que nous avons ne sont pas seulement monétaires. Les pauvretés sont de différentes natures : matérielle, relationnelle, spirituelle et s’entraînent mutuellement les unes les autres. Les demandes d’aide que nous recevons concernent d’abord l’écoute et le besoin de lien social, ensuite l’alimentaire (poste de dépense le plus facilement modulable) et le paiement des factures liées au logement (poste incompressible). Les personnes viennent nous voir lorsqu’elles ne peuvent plus payer leur facture, en particulier liées au logement. Elles nous disent très clairement qu’avec le RSA elles ne peuvent pas vivre convenablement. Nous voyons les frais bancaires augmenter chez les publics que nous accompagnons depuis 5 ans car leurs revenus sont insuffisants.
La pauvreté est une perception qui émerge lorsque les personnes se sentent exclues du corps social. Etre privé de travail est un des indicateurs clairs pour les personnes elles-mêmes de cette exclusion et du sentiment de pauvreté.
La prestation monétaire si elle est nécessaire n’est pas suffisante bien évidement pour lutter contre la pauvreté, dans la mesure où elle maintient dans l’indigence et le sentiment d’inutilité. Les personnes nous disent combien il est essentiel pour elle d’accéder à un travail, afin de confirmer leur contribution pleine et entière à la société, de se sentir utile. L’estime de soi est un ressort déterminant de la vie quotidienne, il détermine l’énergie qui donne envie de faire les choses, au risque d’être dans l’abattement. A ce titre le revenu de base ne modifie rien à l’estime de soi dont les personnes exclues ont besoin.
La pauvreté que nous rencontrons concerne également ceux qui n’ont accès à aucune ressource et nous voyons ce phénomène augmenter. Il s’agit souvent de personnes étrangères qui peuvent résider légalement sur le territoire, ou sont en attente de régularisation de leur situation, mais n’ont pas le droit au travail. Penser à la question du revenu de base sans les inclure aux scénarios serait un déni de réalité. Il est à craindre que l’instauration d’un revenu de base renforcera le travail informel et l’économie parallèle et segmentera l’activité économique de manière plus prégnante. Les tâches les plus pénibles seront allouées par un marché noir du travail des illégaux, où toutes les formes d’exploitation seront possibles.
Les quatre horizons et présupposés de l’allocation universelle
Nous présentons ci-dessous une typologie des différents projets de revenus de subsistance en insistant sur le contexte économique, sociétal et social dans lequel ils se situent. Puis nous montrons la portée et les limites de chacun de ces projets.
Les différentes conceptions et types de revenus de base qui sont à l’ordre du jour.
La société d’abondance.
On se place dans une société idéale, libérée de la contrainte d’un travail asservissant. L’homme a vaincu la rareté, il vit dans une société d’abondance, sans avoir besoin de travailler.
Parmi les différentes conceptions, la première peut être qualifiée de « scientiste », dans la mesure où c’est le progrès technologique et scientifique qui est à l’origine de la révolution économique et sociale. Un des représentants actuels, le plus célèbre de cette forme de pensée est Jeremy Rifkin. Il écrit dans la conclusion de son ouvrage : La nouvelle société du coût marginal zéro[3] : « Quand le coût marginal de production des unités additionnelles d’un bien ou d’un service est quasi-nul, cela veut dire que l’abondance a remplacé la pénurie. La valeur d’échange devient superflue puisque tout le monde peut satisfaire une grande partie de ses besoins sans avoir à payer. (…) Actuellement dans de vastes secteurs de l’économie, les nouvelles technologies rendent possibles une efficacité et une productivité qui éliminent presque entièrement le coût de production des unités et services additionnels, au sens strict, sans tenir compte de l’investissement additionnel et des frais généraux ».
Selon d’autres courants de pensée, c’est la révolution politique et sociale qui conduit à la société d’abondance. Par exemple, dans la conception de Marx, l’élimination du système capitaliste mettra fin à l’exploitation du travail. Ce système sera remplacé par un système qui reposera sur le principe : « à chacun selon ses besoins », chacun reçoit de la société, non la rémunération de son travail, mais un revenu fonction de sa situation sociale, familiale …
Quelle que soit l’origine de la société d’abondance, on conçoit que la pauvreté aura disparu, et que la société par différents moyens, y compris le versement du revenu universel si l’économie en question est encore monétaire, assurera un niveau de vie économique décent à chacun de ses membres.
Un big bang portant sur l’économie, la fiscalité et sur la protection sociale.
Certains partent de la société capitaliste actuelle, et ont pour objectif de la rendre plus efficace, et plus juste, en introduisant un revenu universel accompagné d’une profonde réforme de la fiscalité et de la protection sociale.
Parmi les différents projets de ce type, certains sont d’inspiration plutôt socialiste et étatique, d’autres d’inspiration libérale. Nous ne présentons ici que le projet de Gaspard Koenig et Marc de Basquiat (Liber : un revenu de liberté pour tous, éd. de l’Onde, 2015), d’inspiration libérale. C’est le seul dont les auteurs ont accompagné leurs idées d’évaluations macroéconomiques précises.
Pour résumer, le « Liber » est un revenu de base de 450 € qui serait versé à tous les citoyens adultes, avec des suppléments pour chaque enfant. Le terme de « Liber » s’explique par le fait que cette garantie de ressources permettrait à chacun de choisir librement ses activités, soit salariées, soit d’entrepreneur, soit dans le monde associatif. Notamment dégagé des contraintes immédiates, tout individu pourra se lancer dans la création d’activités nouvelles, devenir entrepreneur, et améliorer rapidement et fortement son revenu de base…
Le revenu de base est vanté pour sa simplicité : il est supposé remplacer la plupart des prestations sociales actuelles : RSA, AAH, allocations familiales…
Dans ces conditions comment est financé le Liber ? Essentiellement par l’impôt sur le revenu qui croît fortement et dont le volume global est multiplié par trois. Une telle augmentation est rendu possible par la mise en place d’un taux unique d’imposition (23% de tous les revenus), qui pèse donc davantage qu’aujourd’hui sur les petits et moyens revenus (jusqu’à présent peu ou pas imposés), mais pas plus, voire moins qu’auparavant, sur les hauts et très hauts revenus (jusqu’à présent soumis à des taux progressifs).
Une approche gradualiste de l’introduction du revenu de base.
Plutôt que de vouloir transformer brutalement la société actuelle, en bouleversant son système fiscal et de protection sociale, l’idée est d’introduire le revenu de base qui va progressivement diffuser ses effets dans le reste du système économique et social. C’est en quelque sorte la première pierre d’un édifice à construire et qui aboutira finalement à libérer le travail.
Dans cette optique, on lit sur le site du Mouvement Français pour le Revenu de Base (http://revenudebase.info) : « Mettre en place un revenu de base, c’est donner le choix à chaque individu de s’engager dans des activités auxquelles il donne du sens, et qui donc seront des activités productives de sens lorsqu’elles ne sont pas productives économiquement. C’est donc un puissant catalyseur, un formidable investissement dans de nouvelles activités, vectrices de richesse économique et sociale ». Le terme de catalyseur est ici important, il indique bien que le revenu de base va être le point de départ de profonds changements dans la vie économique et sociale.
On simplifie le système de protection sociale afin de favoriser l’accès à un revenu de subsistance pour les personnes les plus défavorisées
L’objectif est ici beaucoup plus limité, puisqu’il ne s’agit pas d’introduire un revenu de base, mais de rendre plus cohérent le système actuel d’aide sociale. Il prend sa racine dans les insatisfactions actuelles de ce système. En effet, la plupart des analystes et des praticiens adressent les critiques suivantes.
a. Il engendre les inégalités : ce ne sont pas les personnes les plus démunies qui sont nécessairement les mieux aidées par le système de protection social actuel (en raison des trous, et effets de seuil).
b. Beaucoup d’ayants droits du système d’aide social actuel n’y ont pas recours, en raison de la complexité et des contradictions de la réglementation sociale.
C’est dans cette perspective réformiste que s’inscrit le rapport Sirugue (avril 2016)[4] qui propose de fusionner les dix minima sociaux qui sont en vigueur à l’heure actuelle en France, selon différents scénarios. Le plus radical comprend une « couverture socle commune » qui se subdiviserait en un « complément d’insertion ». Celui-ci permettrait à tout actif de plus de 18 ans de bénéficier d’un accompagnement adapté à son cas, et un complément de soutien pour les personnes âgées de plus de 65 ans.
Portée et limite des différents projets.
La société d’abondance.
La principale critique que l’on peut faire à cette conception est que la société d’abondance est une perspective très lointaine, voire utopique.
Nous ne nous arrêterons que sur les analyses de Rifkin rappelées ci-dessus. Dire que « la nouvelle société du coût marginal » (lire : la société numérique) est une société d’abondance qui nous conduit à la gratuité des biens et services, et à « l’éclipse du capitalisme » est une grave erreur d’analyse. Les sociétés liées au numérique et Internet (GAFA : Google, Amazon, Facebook, Apple ...) valent des centaines de milliards de dollars en bourse, et les actionnaires attendent une rémunération de leurs placements colossaux. Ces sociétés ont investi dans les infrastructures informatiques et de télécommunications, dans la R & D, et ont racheté la plupart de leurs concurrents pour pouvoir mieux dominer leurs marchés respectifs. Elles font payer très chers leurs services, soit aux consommateurs (achat ou location de logiciels), soit aux entreprises des secteurs traditionnels (bases de données, vente des meilleurs places publicitaires sur les moteurs de recherche), soit aux universités (bases de donnée scientifiques). Les entreprises de l’économie numérique n’ayant pas de frontières, elles « localisent » leurs profits dans des pays à fiscalité accommodante, et ne paient pas d’impôts dans les pays où elles réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires. Rien de tout cela n’annonce la fin du capitalisme….
C’est donc nécessairement vers d’autres solutions qu’il faut se tourner.
Big Bang, et approche gradualiste de l’introduction d’un revenu de base.
Nous réunissons ici en un seul exposé les approches gradualistes et radicales de l’introduction du revenu de base. En effet, même si le timing de l’introduction du revenu de base est différent, elles ont en commun de partir d’une analyse de la situation actuelle de l’économie et de la société française.
Nous pensons que la question essentielle est ici que le revenu de base établit une différence fondamentale entre ceux qui ont un emploi, et perçoivent un revenu élevé et ceux qui sont titulaires du revenu de base d’autre part. Contrairement à ce qu’avancent les partisans du revenu de base, on ne voit pas en quoi les titulaires de ce revenu seraient davantage qu’aujourd’hui « libres de travailler ou de ne pas travailler ». En fait le revenu de base serait une prestation sociale unique qui remplacerait les prestations actuelles, et par elle-même n’améliorerait pas la liberté des plus démunis de travailler, ou de ne pas travailler. Ils seront toujours en bute aux mêmes difficultés pour trouver un emploi rémunéré, si les règles du jeu économique, les discriminations, les systèmes de formations première et professionnelle continue, ne changent pas.
Dans cette perspective, nous adhérons pleinement à cette réflexion de Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition, Flammarion, 1997) concernant le revenu de base (ou allocation universelle) : « Il ne s’agit certes pas d’accepter l’idée d’une allocation universelle, c'est-à-dire d’une allocation généralement assez faible, distribuée à tout le monde, et censée donner à tous le choix de travailler ou de ne pas travailler. Une telle solution, comme celle d’un secteur spécialisé, non seulement transforme les bénéficiaires en assistés, mais les désigne également comme socialement inadaptés et risque de constituer un prétexte au développement effréné d’un secteur dit concurrentiel ».
On trouve dans cette citation deux arguments essentiels contre le revenu de base. Le premier déjà évoqué ci-dessus est que la liberté effective de travailler n’est en rien garantie par le revenu de base, et que les exclus ne voient en rien leur situation s’améliorer par apport au marché du travail. Le second est que la coupure, stigmatisation, des « assistés », par rapport à ceux qui sont intégrés au marché du travail, demeure. On peut même craindre qu’elle ne soit accentuée. Dès lors la segmentation, ou dualisme du marché du travail, avec ses conséquences économiques et sociales n’est en rien supprimée, bien au contraire. Les titulaires du revenu de base pourront tout juste prétendre à des emplois instables, et d’autant plus mal payés que les salaires apparaîtront alors comme un complément du revenu de base. A l’autre extrême, dans le segment primaire, la concurrence, pour se maintenir dans les « bons emplois », sera toujours la règle, d’autant plus exacerbée que la menace d’être relégué parmi les titulaires du revenu de base, sans emploi, ou avec les « mini-jobs », sera bien réelle.
On simplifie le système de protection sociale afin de favoriser l’accès à un revenu de subsistance pour les personnes les plus défavorisées
Le revenu de base n’est donc pas en lui-même la panacée. En effet, la question de l’accès à un travail décent, ou digne, ne concerne pas uniquement, il s’en faut de beaucoup, la question du revenu de subsistance pour les plus démunis. C’est un élément d’un ensemble beaucoup plus vaste à prendre en considération.
Pour ce qui est de ce premier élément, une mise en cohérence et simplification de la réglementation des minima sociaux (telle que proposée par le rapport Sirugue) serait favorable dans la mesure où elle réussirait à éliminer les lacunes du système actuel : aides effectivement attribuées aux plus démunis, et distribuées à tous les ayants droits, sans que certains soient maintenus en dehors de ce système, en raison de sa complexité, de ses lacunes, ou de ses changements incessants.
Le revenu de base risque de renforcer les inégalités
Le revenu de base ne sera pas un rempart contre la pauvreté, au contraire nous craignons que le mécanisme d’une telle allocation fige les plus fragiles dans la précarité, renforce les emplois de mauvaises qualités sans équilibrer le rapport entre la rétribution du capital et du travail.
Le risque de renforcer les dynamiques de pauvreté
De nombreuses personnes ayant droit à des prestations sociales ne font pas les démarches pour les percevoir c’est pourquoi tout mécanisme de simplification et d’automatisation leur serait favorable. En 2012 un tiers des personnes éligibles au RSA n’en avait pas fait la demande ; en 2016 la prime d’activité réunissant dans une procédure simplifiée le RSA activité et la prime pour l’emploi a touché deux fois plus de personnes qu’initialement prévu dans le budget de l’Etat. Il est donc évident qu’un revenu inconditionnel et garanti permettrait d’éviter les mécanismes de non-recours. Ceci plaide en faveur du revenu universel.
Pour autant il est nécessaire de mesurer que l’instauration d’un revenu universel nécessite un bouleversement fiscal majeur qui ne bénéficiera pas automatique aux plus pauvres. Nous craignons le contraire. De plus, le seuil de pauvreté étant fixé à 1008€/mois, les scénarios actuels du revenu universel (450 € ou 750 €) étant en deçà, la pauvreté monétaire ne sera pas éradiquée. De plus la pauvreté n’est pas que monétaire.
En effet, la précarité est liée au capital social. La pauvreté matérielle est toujours relative à un contexte géographique, culturel et historique. Le capital social est la capacité à être en relation, et ainsi avoir une estime de soi suffisante, un réseau relationnel actif et enfin une capacité à se faire représenter politiquement. Le levier du capital économique c’est le capital social, or ce dernier est particulièrement fragilisé chez les personnes en précarité. C’est pourquoi notre association, de manière complémentaire de l’aide matérielle qu’elle peut apporter, se concentre aujourd’hui à développer les espaces où le lien social se renforce. Nous savons que la vie des personnes change lorsque leur réseau social se modifie, favorisant l’estime de soi et la confiance. Le capital social se renforce également lorsque le niveau d’éducation s’amplifie et que les savoirs des personnes en précarité sont reconnus. De nombreux économistes, dont Philippe Askenazy, indiquent que les facteurs d’inégalité reposent sur la zone où l’on habite, les écoles fréquentées et les héritages socio-économiques dont on a bénéficiés[5]. Le revenu de base agit sur le capital économique mais pas social, il n’est donc pas un levier satisfaisant pour lutter contre les inégalités.
Le revenu de base ne sera pas un rempart contre la pauvreté, au contraire nous y voyons le risque de s’affranchir moralement du devoir de solidarité, en versant un solde de tout compte aux plus fragiles, sans avoir le souci de développer des mesures favorisant le retour vers et dans l’emploi : accompagnement, formation, prise en charge sociale, expérimentation… Pire, il est possible que des baisses de prestation sociale soient envisagées dès lors qu’un revenu universel serait instauré.
Le risque d’enfermement les plus fragiles dans des emplois de mauvaises qualité
Les personnes que nous accompagnons sont éloignées de l’emploi et les freins aux retours à l’emploi sont multiples et corrélées les uns avec les autres (problématique de santé, logement, mobilité, faible qualification…). Elles souffrent d’être au chômage et nous disent clairement leur désir de travailler. Elles sont en difficulté pour devenir auto-entrepreneur, pour envisager de négocier leur salaire ou refuser les emplois de mauvaise qualité. De nombreuses femmes en situation monoparentale, dans la nécessité de devoir travailler alors qu’elles ne maîtrisent pas les codes culturels du travail, sont démunies et au mieux acceptent des emplois précaires ou de mauvaises qualité (temps de travail fractionné, mobilité entre différents site de travail, salaire faible, conditions de travail difficiles…). Pour ces personnes un revenu de base ne modifiera aucun de ces paramètres et renforcera leur enracinement dans des jobs complémentaires précaires. Ces observations sont confirmées dans une étude récente[6] du Centre d’étude de l’emploi (CEE), pour le compte de Pôle Emploi, qui montre que, de manière générale, l’activité réduite accroît la probabilité de rester dans des contrats temporaires. L’étude visait à vérifier si l’activité réduite constituait une incitation au retour à l’emploi (logique d’activation) et/ou enfermait dans une logique de trajectoire précaire. Une activité réduite correspond à un cumul total ou partiel d’une allocation chômage avec une rémunération issue d’une activité (majoritairement un travail temporaire). Les résultats montrent que l’activité réduite, subie ou choisie, ne permet pas aux personnes concernées de répondre à leurs attentes : « La recherche d’un emploi stable le plus souvent à temps plein – qui leur permette de vivre de leur travail – reste la priorité des demandeurs d’emploi rencontrés lors de cette enquête. » (p. 8). L’étude montre également que « exclusivement » les mères monoparentales sont intéressées par les temps partiels pour être en mesure d’assurer leurs responsabilités familiales, mais demandent un temps partiel long, et une rémunération leur permettant de subvenir à leurs besoins. Les auteurs de l’étude indiquent que ces entretiens mettent en lumière ce qu’ils perçoivent comme la « Misère de la France ». Nous craignons que le revenu de base ne produise rien d’autre que ce type de misère.
Au niveau international, différentes études montrent que le complément de salaires n’est pas un facteur qui rapproche de l’emploi, encore moins de l’emploi de qualité. Les pays qui ont lié l’octroi d’un revenu social à l’obligation d‘assurer des petits jobs (workfare) n’a pas eu d’effets positifs sur les plus fragiles et a aux États-Unis détérioré la qualité du travail[7]. Les pays d’Europe qui ont développé les mini jobs ont vu le nombre de travailleurs pauvres augmenter ces dernières années, comme en Allemagne ou au Royaume Uni. De manière générale les travailleurs pluriactifs, les « slashers » qui cumulent plusieurs jobs, sont rarement dans des situations de travail confortable ; ceux qui y trouvent leur compte sont les personnes les plus équipés cognitivement et relationnellement. Les plus fragiles sont pris dans des pièges à précarité qu’un revenu universel n’évitera pas.
Le risque de rémunérer mieux le capital que le travail
Les mécanismes de financement du revenu universel et les effets macroéconomiques induits ne sont pas suffisamment modélisés aujourd’hui, néanmoins des indices permettent de douter que les plus pauvres en soient les premiers bénéficiaires. Plus largement les scénarios qui reposent sur un financement du revenu de base par l’impôt sont incertains parce qu’il n’est pas évident de pouvoir : identifier un modèle économique juste ; le faire accepter par la population et les entreprises ; réaliser la révolution de la fiscalité ad hoc.
Suivant les systèmes de financement, le revenu de base pourrait renforcer les inégalités. A titre d’exemple, le Liber proposé par Gaspard Koenig et Marc de Basquiat irait dans ce sens. Denis Clerc considère qu’une telle mesure viserait à renforcer les revenus après impôts du décile le plus riche[8]. Dominique Redor[9], de son côté, montre qu’un des scénarios envisagé par les promoteurs du Liber oublie, ou met sous silence, l’avantage colossal que les entreprises y trouveraient à travers la réduction des charges sociales : une économie de 250 milliards d’euros.
Une société sociale et inclusive vise à promouvoir le droit au travail pour tous en s’appuyant sur la destination universelle des biens. Dès lors l’emploi ne peut pas être la propriété exclusive des entreprises. Les personnes qui connaissent des parcours de vie difficile demandent par dignité à obtenir un revenu par leur travail. Leur refuser un rôle dans la société leur est insupportable. Les principes d’autonomie, de subsidiarité, de corps intermédiaires lorsqu’ils sont bafoués aliènent la société. L’homme est aliéné lorsqu’il n’est plus en mesure de donner à la société sa contribution au développement et à l’épanouissement de la société. La société est aliénée lorsqu’elle instaure des mécanismes qui découragent la contribution de ses membres. L’aliénation est à l’œuvre dans les entreprises où l’homme est considéré comme un capital à gérer. Pour fonctionner et générer des bénéfices à destination des actionnaires, les entreprises liées à la financiarisation ont besoin de salariés ou de prestataires auto-entrepreneurs utilisés comme de la main d’œuvre jetable. Ces phénomènes qui entrainent des souffrances au travail documentées aujourd’hui sont le fruit de stratégie où la logique financière prime sur la dimension sociale, environnementale et économique.
Cette aliénation peut consister à terme à dégrader les conditions de vie des citoyens et affaiblir leur capacité d’action. Si le revenu de chacun est déconnecté de son travail mais repose sur l’impôt liée à la globalisation de l’économie financiarisée, alors le risque devient réel de s’orienter vers une société moins démocratique, moins politique et moins sociale, dont la gouvernance sera laissée aux puissances économiques, financières et techniques. Ce sont de nouvelles formes de dictatures qui nous guettent où l’aliénation reposerait à la fois sur la dépendance à la frénésie de la consommation, et sur la nécessité d’occuper des emplois pour le compte de ces hyper-entreprises interconnectées.
Conclusion : revenir aux sources du revenu, le travail
La mise en œuvre d’un revenu universel, si elle a les apparences d’une solution simple, cache une complexité et des effets à tiroirs qu’il convient de ne pas sous-estimer. Le débat actuel est le symptôme de la nécessité qu’il y a de porter un regard nouveau sur les questions de chômage et du sens du travail dans notre société.
Nous savons que les formes du travail évoluent, que le salariat actuel ne sera pas identique demain, que les effets reliés de la techno-science avec les transitions en cours (écologique, numérique, économique, institutionnelle et du lien social) nous invitent à être créatif - et sont une belle opportunité pour construire un monde plus juste et fraternel. Cette créativité doit reposer sur des principes de conception universelle visant une société inclusive adossée aux valeurs de notre République : liberté, égalité et fraternité.
Nous cherchons, avec d’autres, à lutter contre la pauvreté et l’exclusion, en nous faisant l’écho des personnes que nous accompagnons. Les plus pauvres, habitués des systèmes d’aides sociales, nous disent qu’il est primordial pour eux d’être reconnus comme contributeurs et utiles à la société. En vue d’une société inclusive où chacun verrait sa contribution à la société reconnue et valorisée, dissocier le travail et l’accès à un revenu est un grand risque. Les recherches qui visent un « revenu de participation » (Atkinson) ou « revenu contributif » (Stiegler) qui permet de relier l’accès à des ressources pour vivre et la contribution à la société, sachant que les modes de contribution et de régulation de la reconnaissance de ces contributions sont encore à inventer, nous paraissent plus pertinentes à explorer que celles sur le revenu universel.
Un revenu de base, qui dans la situation actuelle ne pourrait pas être supérieur au seuil de pauvreté, s’il peut faciliter l’accès à un revenu d’existence, n’est pas une solution à la pauvreté économique, et ne renforce pas le capital social, le niveau d’éducation et la capacité de chacun à faire des choix pour mener un projet de vie construit. Nous devons chercher à développer les logiques d’investissement social, et prévenir la pauvreté avant de chercher les systèmes de réparation les moins couteux. Nous savons que les facteurs qui induisent la pauvreté sont liés aux héritages patrimoniaux, au lignage ou aux réseautages ; à la zone de résidence ou de naissance ; au niveau d’éducation et au diplôme socialement valorisé. Sur ce point presque tous les économistes sont d’accord : lutter contre les discriminations en se concentrant sur la formation et l’encadrement des travailleurs les plus défavorisés, est rentable pour la collectivité nationale dans son ensemble. Réaliser cet objectif suppose d’avoir une conception à long terme du développement économique et social, et faire prévaloir l’intérêt collectif sur les groupes de pression particuliers. C’est là un chantier politique et civique.
Nous devons réinventer les formes qui organisent et régulent le don et le contre-don, et les multiples formes de chaines de responsabilité et de solidarité. La question du revenu universel doit être articulée avec la possibilité pour chacun de contribuer au bien commun. Réception et contribution doivent dialoguer : la réception avec les mécanismes économiques de protection sociale et de fiscalité associée, – et la contribution avec la manière dont chacun renforce ses capacités à agir et prendre soin de son environnement (social, économique, culturel, spirituel, matériel et naturel). Nous avons à imaginer une « protection sociale contributive » : ouvrons des laboratoires sociétaux sur nos territoires pour expérimenter et innover.
Guillaume Alméras
Responsable du département Emploi - Économie Sociale et Solidaire,
Secours Catholique / Caritas France
Dominique Redor
Économiste, membre du groupe emploi au Secours Catholique
Et professeur émérite de la faculté de Paris Est
[1] Voir Ph. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991.
[3] J. Rifkin, La société du coût marginal zéro : L'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, éd. Les liens qui libèrent, 2014.
[4] Rapport de Christophe Sirugue au Premier ministre, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture sociale commune », avril 2016.
[5] Voir Ph. Askenasy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, 2016
[6] Pôle Emploi, Pratiques et impact des activités réduites, Études et Recherches n°8, août 2016.
[7] John Krinsky, « Le workfare. Néolibéralisme et contrats de travail dans le secteur public aux États-Unis », Les notes de l’Institut européen du salariat, n°8, novembre-décembre 2009. Le workfare américain a entraîné aux États-Unis une détérioration des conditions de travail du salariat américain au profit des logiques de flexibilisation et une lutte contre l’assistanat. Jean-Claude Barbier, « Pour un bilan du workfare et de l’activation de la protection sociale », www.laviedesidées.fr, nov. 2008. En 2008 les études montraient que le workfare n’avait pas touché les personnes les plus éloignés de l’emploi.
[8] D. Clerc, « Financer le revenu de base, le danger du Liber », L’Économie Politique, Juillet 2015, p. 19-31.
[9] Dominique Redor est économiste, membre du groupe emploi au Secours Catholique et professeur émérite de la faculté de Paris Est, membre associé au Centre d’étude de l’emploi.
[10] Voir Ph. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991.
[12] J. Rifkin, La société du coût marginal zéro : L'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, éd. Les liens qui libèrent, 2014.
[13] Rapport de Christophe Sirugue au Premier ministre, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture sociale commune », avril 2016.
[14] Voir Ph. Askenasy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, 2016
[15] Pôle Emploi, Pratiques et impact des activités réduites, Études et Recherches n°8, août 2016.
[16] John Krinsky, « Le workfare. Néolibéralisme et contrats de travail dans le secteur public aux États-Unis », Les notes de l’Institut européen du salariat, n°8, novembre-décembre 2009. Le workfare américain a entraîné aux États-Unis une détérioration des conditions de travail du salariat américain au profit des logiques de flexibilisation et une lutte contre l’assistanat. Jean-Claude Barbier, « Pour un bilan du workfare et de l’activation de la protection sociale », www.laviedesidées.fr, nov. 2008. En 2008 les études montraient que le workfare n’avait pas touché les personnes les plus éloignés de l’emploi.
[17] D. Clerc, « Financer le revenu de base, le danger du Liber », L’Économie Politique, Juillet 2015, p. 19-31.
[18] Dominique Redor est économiste, membre du groupe emploi au Secours Catholique et professeur émérite de la faculté de Paris Est, membre associé au Centre d’étude de l’emploi.
Voir en ligne : Commander le numéro de la Revue d'éthique et de Théologie Morale sur le travail et le revenu universel
titre documents joints