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Détours bibliques pour penser un projet contemporain de revenu universel : par Christophe Pichon, ancien titulaire de la chaire Jean Rodhain d'Angers

24 novembre 2020
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Détours bibliques pour penser un projet contemporain de revenu universel

 

Cette contribution fait écho au texte présenté dans ce numéro par le Secours Catholique-Caritas France et intitulé « Le revenu universel au regard des personnes en précarité ». Il s’agit de se laisser questionner de deux manières : par le vocabulaire qui y est utilisé et notamment sa variété ; par le détour biblique auquel il peut conduire.

Il ne s’agira pas ici de chercher comment des promoteurs du revenu de base se sont appuyés sur le corpus biblique pour fonder ce projet. Ainsi par exemple, le sénateur et économiste brésilien Eduardo Suplicy, surnommé le « père du revenu de base », trouve-t-il des traces de ce revenu dans la Bible et tout particulièrement dans la parabole des ouvriers de la onzième heure. « Elle évoque un propriétaire terrien qui rémunère également ses différents employés peu importe l’heure où ils ont entamé leur journée. Cette parabole est une illustration de la justice distributive ![1] » A l’occasion de l’élection présidentielle française, un quotidien national mentionnait  cette même parabole de l'évangile selon Matthieu qui éclairait « d'une lumière christique » le projet de revenu universel d’un des candidats[2].

Ici, notre propos visera plutôt à s’aider de la distanciation d’avec le monde du texte biblique afin d’adopter un point de vue renouvelé sur un projet qui veut notamment articuler revenu, travail et lutte contre la pauvreté. Au fil de l’analyse, des questions signalées par un astérisque* seront formulées.

  1. Un vocabulaire significatif : de quoi parle-t-on ?

Le texte évoque « une garantie » de ressources, une « allocation » qualifiée d’« universelle », une « protection sociale » et un « revenu » qualifié « d’existence », « de subsistance », « de base », « minimum », « inconditionnel ». Le choix des substantifs et adjectifs est signifiant de nuances, accessibles par l’étymologie. *Cherche-t-on à abriter ce que suggèrerait le mot pro-tection, à vouloir faire tenir debout ce que connote le « revenu de sub-sistance », à encourager à marcher ce qu’induirait la dénomination « de base », à permettre de vivre (ou survivre) ainsi que l’évoquerait le « revenu d’ex-istence » ? La manière de qualifier le revenu pointe donc tantôt une menace potentielle sur le bénéficiaire (qui a besoin d’un abri, risque de chuter ou de ne plus pouvoir vivre), tantôt une capacité de ce même bénéficiaire pour affronter cette menace avec plus ou moins d’autonomie et de mobilité (survivre, tenir debout, marcher).

S’il s’agit d’un « revenu », le texte l’articule avec le salaire et la rémunération. Il n’est pas un « salaire », plutôt un « complément de salaire » qui induit la « rémunération » d’un travail. Mais une « activité » peut aussi être « rémunérée », ainsi que des « placements financiers colossaux ». Une nouvelle fois, les mots sont significatifs : ce qui revient (re-venu) à quelqu’un est distingué de ce qui est donné en récompense, reconnaissance ou comme solde pour un travail accompli. Le revenu de base n’est pas un « salaire », ni « une rémunération » mais permet-il la reconnaissance de ce qui a été fait et de la personne qui l’a fait ? La récompense est ce qui est donné en retour, comme un revenu, mais donné en « compensation », en échange, pour qu’un équilibre puisse être trouvé entre celui qui compense et celui qui a donné. *Le revenu de base implique-t-il un équilibre, un échange ?

  1. L’emploi du superlatif : penser en fonction et/ou à partir des « plus » fragiles… Lc 4,16-30

Il est par ailleurs remarquable que le texte proposé multiplie l’emploi du superlatif signalant à la fois un point d’attention et une manière d’envisager la question posée à partir des « plus fragiles ». Le texte mentionne « les personnes les plus défavorisées », « les plus démunies », « les plus fragiles dans la précarité » ; « les plus éloignés de l’emploi », « les plus pauvres », « les publics les plus marqués par la pauvreté ». Il évoque également « les plus équipés cognitivement et relationnellement ». L’emploi du superlatif est massif. Le regard porté s’attache principalement à la fragilité et à la pauvreté des personnes : « les plus fragiles » et « les plus pauvres » sont les plus souvent mentionnés, ce qui signale une façon d’appréhender la population au cœur de l’analyse.

Il n’est donc pas question des pauvres en général mais « des plus » pauvres à la manière de Joseph Wresinski. Ce dernier utilise aussi la formule au singulier « le plus pauvre » signifiant ainsi qu’il échappe toujours, est toujours à chercher[3]. Son projet était d’éradiquer la misère. Le document mentionne deux fois la « misère » et 27 fois « pauvreté ». Le vocabulaire d’ATD quart-monde et du Secours Catholique illustre le même souci des personnes « les plus pauvres » mais avec un langage propre et peut-être des accents ou insistances qui le sont aussi.

Ce choix du superlatif (« les plus pauvres ») reflète la logique évangélique perceptible par exemple dans le discours de Jésus à Nazareth (Lc 4,16-30). Jésus, dans la synagogue, donne de ré-entendre les paroles d’Isaïe qui promettent une bonne nouvelle pour « les pauvres » (Lc 4,18). Jésus de lui-même convoque de nouveau les Ecritures pour expliciter aux oreilles des Nazaréens ce que sera son ministère prophétique itinérant. « Il y avait beaucoup de pauvres en Israël aux jours d’Elie (…), pourtant ce ne fut à aucune d’entre elles qu’Elie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta » (Lc 4,25-26). Le discours de Jésus focalise l’attention sur la figure d’une veuve et étrangère. Elle est en quelque sorte « doublement » pauvre au regard de la pauvreté, plus pauvre encore que les veuves en Israël. En effet, la Torah de Moïse rappelle à plusieurs reprises l’attention d’Yhwh pour l’orphelin, la veuve et l’étranger. Même la plus éloignée de Lui à première vue, la veuve étrangère, reçoit la visite d’un prophète du Dieu d’Israël. Il suffira de retenir de ce premier détour biblique qu’*une réforme qui prend en compte « les plus pauvres » a chance de n’en oublier aucun ; que la prise en compte du « plus pauvre » fait que cette réforme est sans cesse à reprendre.

  1. « Réduire la pauvreté » et « éradiquer la misère »… Dt 15,1-11 et ses réceptions

Selon certains de ses promoteurs, le revenu de base pourrait être un « rempart contre la pauvreté », « un outil pour combattre la pauvreté », alors qu’il s’agit de « lutter contre la pauvreté ». Aussi, « quelle que soit l’origine de la société d’abondance, on conçoit que la pauvreté aura disparu (…) ». Ces expressions extraites du texte à commenter peuvent être éclairées par un deuxième détour biblique.

Il existe une tension entre différents projets : s’agit-il de réduire la pauvreté, d’éradiquer la pauvreté, d’éradiquer la misère ? C’est l’horizon de la société d’abondance : qu’il n’y ait plus de pauvre. Cet objectif renvoie le lecteur des Ecritures au projet consigné dans le livre du Deutéronome (Dt 15,1-11). Comment le peuple d’Israël en est-il venu, lui aussi, à légiférer en formulant cette même visée qu’il n’y aurait plus de pauvres ? Si le contexte, culturel et historique, est différent, un rapide examen du contexte d’énonciation de cette législation peut être instructif.

Il existe trois codes législatifs dans la Torah qui se préoccupent des pauvres (le code dit de l’alliance : Ex 20,22-23,33 ; le code deutéronomique : Dt 12-26 ; le code de sainteté : Lv 17-26). Ces lois sont insérées, y compris littérairement, dans une histoire. La législation évolue en même temps que le rapport à la terre et à l’histoire. À un moment donné de son histoire, dans un de ces codes législatifs, Israël écrit cette parole que son Dieu lui adresse : « Il n’y aura pas de pauvres chez toi » (code deutéronomique – Dt 15,4). L’affirmation était devenue nécessaire à ce moment-là. Ces constats questionnent l’actualité et l’opportunité du projet de revenu de base à ce moment précis de l’histoire de la protection sociale en France. *Comment situer le projet de ne plus avoir de pauvres dans l’histoire de la protection sociale en France ? Est-ce le temps d’une « révolution économique et sociale » (« big bang » disent certains), d’une réforme ou d’une évolution progressive ? À quel nouveau contexte économique, social, culturel cela répond-il ? Un travail historique qui mette en perspective le projet de revenu universel au regard du projet de société et de la protection sociale serait utile.

Avec le code deutéronomique, une législation affirme « il n’y aura plus de pauvre » (Dt 15,4). Une attention toute particulière peut aider à questionner un projet de revenu qui aurait ce même horizon[4]. L’affirmation est d’abord à replacer dans la progression d’une démonstration dont les traits saillants sont signalés en italique à partir de la traduction œcuménique de la Bible (TOB 2010) :

4 Ainsi, il n'y aura pas de pauvres chez toi, tellement le Seigneur t'aura comblé de bénédictions dans le  pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine pour en prendre possession, 5 pourvu que tu écoutes attentivement la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tout ce commandement que je te donne aujourd'hui. 6 Car le Seigneur ton Dieu t'aura béni comme il te l'a promis. Alors tu prêteras sur gages à des nations nombreuses et toi-même tu n'auras pas à donner de gages ; tu domineras des nations nombreuses, mais toi, elles ne te domineront pas.

 7 S'il y a chez toi un pauvre, l'un de tes frères, dans l'une de tes villes, dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n'endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre, 8 mais tu lui ouvriras ta main toute grande et tu lui consentiras tous les prêts sur gages dont il pourra avoir besoin.  9 Garde-toi bien d'avoir dans ton cœur une pensée de vaurien en te disant : «  C'est bientôt la septième année, celle de la remise », et en regardant durement ton frère pauvre, sans rien lui donner. Car alors, il appellerait le Seigneur contre toi, et ce serait un péché pour toi. 10 Tu lui donneras généreusement, au lieu de lui donner à contrecœur ; ainsi le Seigneur ton Dieu te bénira dans toutes tes actions et toutes tes entreprises.

11 Et puisqu'il ne cessera pas d'y avoir des pauvres au milieu du pays, je te donne ce commandement : tu ouvriras ta main toute grande à ton frère, au malheureux et au pauvre que tu as dans ton pays.

Le projet de revenu de base correspondrait, selon les propositions faites par ceux qui le promeuvent aujourd’hui, tantôt à l’horizon décrit au v.4, tantôt au v.7, voire au v.11. Le v.4 correspond à la visée d’éradiquer la pauvreté. Le réalisme de la Torah, tout en gardant cet horizon envisagé comme une bénédiction, prévoit aussi l’éventualité de la présence de pauvres (« s’il y avait ») avant d’en affirmer la permanence (puisqu’il y aura des pauvres). *Le projet de revenu de base est en tension lui aussi entre utopie, réalisme et pragmatisme. Comment les articuler ?

La réforme du Deutéronome s’attache à travailler sur plusieurs leviers : la dîme triennale (Dt 15,28-29), la remise de dettes (Dt 15,1-11) et la libération de l’esclavage (esclavage dû au surendettement) (Dt 15,12-18). La remise des dettes est un des moyens parmi d’autres – intermédiaire dans la présentation - de lutter contre la pauvreté. Elle appelle à ouvrir sa main toute grande (Dt 15,11), signe d’une libération pour un peuple (déjà) libéré. *À quelle libération, en fonction de quel asservissement, le projet de revenu de base est-il envisagé ? Le texte du Secours catholique évoque la contrainte d’un travail « asservissant » ou pénible mais aussi le fait que  « l’homme est aliéné lorsqu’il n’est plus en mesure de donner à la société sa contribution au développement et à l’épanouissement de la société ».

La loi de Dt 15 est  par ailleurs adressée aux créanciers qu’il s’agit de convaincre de remettre des dettes. Le législateur présente au créancier le pauvre comme « son frère » (Dt 15,3). Il prend en compte les craintes des créanciers de perdre leurs biens. Dans une telle réforme, ce sont eux qui ont le plus à perdre à première vue. *A qui s’adresse-t-on lorsqu’on entend légiférer sur le revenu de base ? À tous ou à quelques-uns qu’il s’agit de convaincre ? Qui donne et qui reçoit ?  Le texte évoque parmi les bénéficiaires potentiels « les entreprises », « le décile le plus riche », « les premiers bénéficiaires » qui ne seraient pas « les plus pauvres ».

Au cours de son histoire, la législation d’Israël a évolué. Dans le code deutéronomique, seul le compatriote est concerné par la remise des dettes (Dt 15,3). Mais dans le code de sainteté plus tardif, il est question d’aimer non seulement Dieu, le prochain compatriote mais aussi l’étranger (Dt 6,5 ; Lv 19,18.34). *Dans le projet de revenu de base, qui cherche-t-on à prendre en compte et à « aimer » ? Y compris l’étranger ?

Enfin, il est remarquable que le Nouveau Testament témoigne d’une réception chrétienne différenciée de Dt 15,1-11. Les évangélistes ont en quelque sorte surligné, chacun à leur manière, dans leur œuvre cet extrait du code  deutéronomique. Jean, Matthieu et Marc citent Jésus qui affirme : « Des pauvres vous en aurez toujours » (Jn 12,8 ; Mc 14,7 ; Mt 26,11), réminiscence de Dt 15,11. En Marc, la déclaration de Jésus se poursuit : « Et quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » (Mc 14,7b). Le contexte est celui du parfum  qui aurait pu être vendu au profit des pauvres. Luc, pour sa part, décrit la première communauté chrétienne et convoque Dt 15,4 : « Nul parmi eux n’était indigent » (Ac 4,34), car les possesseurs de biens ou de terrains vendaient leur propriété et « chacun en recevait une part selon ses besoins » (Ac 4,35). Luc dépeint une fraternité ecclésiale qui dépasse le modèle de l’amitié grecque fondée sur la quête de la réciprocité entre égaux ou de l’honneur du client pour son patron[5]. Celui qui vend une part de ses biens dans la communauté ecclésiale n’attend plus en retour la réciprocité qui l’honorerait. La fraternité ecclésiale accomplit la promesse de la Torah (Dt 15,4) parce qu’ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme écrit Luc.  Dans la tradition chrétienne, on a donc pu souligner en fonction de contextes différents tantôt le v.11, tantôt le v.4. Dans la société d’abondance, le système envisagé « reposera sur le principe : « à chacun selon ses besoins », chacun reçoit de la société, non la rémunération de son travail, mais un revenu fonction de sa situation sociale, familiale ». *Mais ce « chacun selon ses besoins », s’appuiera-t-il sur une amitié qui appelle réciprocité ou une fraternité d’agapé où sont honorés non  seulement « ses amis, frères ou parents » mais selon la logique de la parabole énoncée par Jésus les « pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles » (Lc 14,12-14) ?

  1. Libérer « le » travail ou être libéré « du » travail ?... Qohélet

Le texte proposé associe de deux manières différentes libération et travail. S’agit de libérer « le » travail ou d’être libéré « du » travail ? Dans la société d’abondance, « l’homme a vaincu la rareté, il vit dans une société d’abondance, sans avoir besoin de travailler ». Si ce n’est plus un « besoin », si, qui plus est, le travail est « asservissant » et le moyen d’être « exploité », s’il n’est ni « décent », ni « digne », ne pourrait-on pas être « libres  de travailler » ou « de ne pas travailler » ? Dans un contexte où le travail est « une valeur en voie de disparition » selon le titre de l’ouvrage de Dominique Méda[6], il peut être utile de ré-entendre quelques dits du sage Qohélet, dont le livre est aussi connu sous le nom d’Ecclésiaste. Il rappelle que la Bible n’est pas univoque sur le travail.

Le sage Qohélet, probablement écrit au IIIe av. J.C., explore la condition humaine. Il questionne, bouscule ce que la tradition de sagesse pouvait avoir compilé à force d’expérience. Qohélet affirme lui-même : « Moi, je déteste tout le travail que j’ai fait sous le soleil » (Qo 2,18). Auparavant, il écrit, en référence probable à la Genèse : « C’est une mauvaise occupation (besogne) que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’occupent (besognent) avec elle » (Qo 1,13b). Il pose deux questions radicales à ce propos :

Pourquoi le travail ? Il pense la qualité du travail donné à faire aux fils d’Adam et le comprend comme une besogne. C’est alors sur le donateur qu’il convient de se questionner : quel est donc ce Dieu qui opprime par le travail pénible les fils d’Adam, leur fait une sorte de cadeau empoisonné ? Pourquoi faudrait-il faire autre chose que de cultiver et garder le jardin confié aux humains en digne descendant d’Adam, sans que cela soit pénible ?

Pour quoi le travail ? La tradition sapientielle considère que le travail procure du profit. Le livre des Proverbes rappelle en effet que « tout labeur donne du profit, le bavardage ne produit que disette » (Pr 14,23). C’est son travail qui permet à l’homme de se nourrir, chante le psalmiste (Ps 104,14). Qohélet prend le contrepied. À quoi bon le travail puisque son fruit est destiné à quelqu’un d’autre ? En effet, c’est l’héritier qui profitera du fruit du labeur (Qo 2,18-23). Par ailleurs, l’humain semble défini par ce qu’il fait, plus précisément encore parce qu’il s’affaire. Mais, quand le roi Qohélet énumère tout ce qu’il a fait en Qo 2,1-10 (construire des palais, planter des vignes, des jardins, des vergers, fait des citernes, acquis des esclaves, amassé de l’or, de l’argent etc.) il constate que toutes ses œuvres ne sont que « buée » sans « profit » (Qo 2,11). Les œuvres sont-elles alors irrémédiablement disqualifiées ? Non, car il convient de distinguer pour le sage de Jérusalem « la part de l’homme » du « profit » qu’il en escompte. « La part peut être trouvée immédiatement dans le travail concret, sans expliquer pour autant le destin de l’homme[7] ». L’homme a une « part » (2,10). À partir de là, il peut se réjouir de ses œuvres s’il comprend que « le délice n’est bon que s’il respecte dans l’émerveillement ce qui lui est offert[8] ».

Les quelques bribes de la réflexion sur le travail de Qohélet qui sont rappelées ici peuvent stimuler la réflexion sur l’utilité du travail et le « profit » qui en est escompté. Distinguer « part de l’homme » et « profit » attendu peut susciter une utile discussion sur une expression souvent entendue, quoiqu’équivoque : la « valeur travail ». *Est-ce la valeur du travail ? Le coût du travail ? La valeur que trouve la personne par le biais de son travail ?

  1.  « Qui ne travaille pas, ne mange pas » … 2 Th 3,10

Il est une maxime biblique qui a fait florès et qui est aussi sous-tendue par la réflexion. Elle associe le fait de travailler et de manger. Dans son contexte, Paul affirme aux chrétiens de Thessalonique :

7 Vous, vous savez bien comment il faut nous imiter : nous n'avons pas vécu parmi vous d'une manière désordonnée ;  8 nous n'avons demandé à personne de nous donner le pain que nous avons mangé, mais, dans la peine et la fatigue, de nuit et de jour, nous avons travaillé pour n'être à la charge d’aucun de vous. 9 Bien sûr, nous en avions le droit, mais nous avons voulu être pour vous un exemple à imiter. 10 En effet, lorsque nous étions près de vous, nous vous donnions cet ordre : Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus ! 11 Or, nous entendons dire qu'il y en a parmi vous qui mènent une vie désordonnée, affairés sans rien faire. 12 À ces gens-là, nous adressons, dans le Seigneur Jésus Christ, cet ordre et cette exhortation : qu'ils travaillent dans le calme et qu'ils mangent le pain qu'ils auront eux-mêmes gagné. (2 Th 3,7-12, TOB 2010)

Régis Burnet a montré de manière très instructive que cette formule de Saint Paul a pu être l’objet d’interprétations très diverses, notamment du fait qu’elle a été extraite de son contexte initial, y compris historique[9]. Il décrit quatre étapes de la réception de ce verset biblique devenu maxime. (1) Au temps de Paul, la phrase concerne probablement quelques membres de la communauté chrétienne qui ont tellement pris au sérieux le discours apocalyptique de Paul qu’ils attendent, désœuvrés, oisifs, le retour du Christ. Paul les incite à travailler dans un monde gréco-romain où les classes dirigeantes considèrent avec mépris le fait d’être obligé de travailler pour vivre. (2) Ce précepte va ensuite concerner essentiellement les moines qui ne devaient pas oubliés de travailler de leurs mains (XIIe siècle). Appartenant à des institutions qui les protégeaient du manque, ils risquaient de se décourager spirituellement à force de ne pas travailler.  (3) Du XIIe au XVIIIe siècle, elle permet « d’ériger le travail pour tous comme une loi voulue par Dieu, afin d’éduquer l’humanité et de l’organiser en société : elle vise donc avant tout les marginaux, les vagabonds, les mendiants valides[10] ». Dans une société du labeur, il est obligatoire de travailler. L’aumône est à pratiquer mais seulement au bénéfice de celui qui ne peut pas travailler. Celui qui peut travailler, doit travailler pour manger. 4) « Puis, à partir du 18ème siècle, pleinement sécularisée, elle exprime un Contrat social organisé autour de la ‘valeur travail’, considérée comme la seule capable d’assurer la cohésion sociale, mais aussi de produire de la richesse : elle prétend donc à l’universalité[11] ». Aux étapes (1) et (2), on parle du travail manuel ; en (3), du métier ; en (4), de la grandeur abstraite du travail. Son étude prévient d’un usage de la Bible inapproprié qui se limiterait à extraire des citations hors de leur contexte littéraire et historique. Son avertissement doit rendre attentif à la portée de nos propres remarques qui viennent d’être faites à propos du revenu universel. Il souligne aussi combien la conception du travail et de la pauvreté ont partie liée depuis longtemps. *Qui peut et doit travailler ? Telle pourrait être la question qui s’ajoute à celle posée par le biais du détour de Qohélet.

  1. « Donner », « distribuer » et « contribuer »… Jn 6,11 et Mc 6,41

Une dernière remarque s’attache aux termes de la racine latine tribuo dans le texte du Secours catholique : « Une allocation distribuée à tout le monde », « des aides effectivement attribuées aux plus démunies, et distribuées à tous les ayants droits », la « rétribution du capital et du travail », « chacun verrait sa contribution à la société reconnue et valorisée », « un revenu contributif », « pour contribuer au bien commun ». La conclusion du texte privilégie le vocabulaire de la contribution et appelle à imaginer « une protection sociale contributive ». En modifiant les préfixes accolés au verbe tribuo « donner », sont formés les verbes attribuo  « attribuer », contribuo « contribuer », distribuo « distribuer », retribuo « rendre, donner en échange, en retour ». Le texte pose donc ainsi implicitement la question du don et la manière de donner.

Il est alors possible de faire mémoire des épisodes évangéliques de multiplications des pains, synoptiques et johannique. Les évangélistes ne sont pas univoques quand il s’agit de décrire le geste de donner du pain à la foule.  Ainsi, selon l’évangéliste Jean, «  Jésus prit donc les pains et, ayant rendu grâces, il les distribua (dia-didômi) aux convives de même que les poissons autant qu’ils voulaient » (Jn 6,11). Le verbe grec désigne le fait de donner d’un côté et de l’autre, entre plusieurs convives. Tous rassasiés, repus, il reste du surplus que les disciples ont mission de rassembler sur ordre de Jésus pour que rien ne soit perdu. Tout cela a lieu à partir de cinq pains d’orge et de deux poissons apportés par un enfant. Pour sa part, l’évangéliste Marc décrit la scène ainsi : « Et prenant les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux au ciel, il dit la bénédiction, il rompit (kataklaô) les pains et (les) donnait (didômi) aux disciples pour qu’ils (les) leur présentent, et les deux poissons il (les) partagea (merizô) pour tous » (Mc 6,41). De nouveau, tous mangent à satiété et des restes sont mentionnés. « Le lecteur ne pourra ignorer le parallèle étroit de ces gestes avec ceux de Jésus lors du dernier repas à la veille de sa mort[12] » (Mc 14,22). Jésus seul donne, partage et non plus distribue comme en Jn 6,11.

La tradition chrétienne est riche d’une réflexion sur la manière de donner et de recevoir ce qui est partagé, sur l’implication de celui qui donne et la place laissée à celui ou celle qui est en attente de recevoir. *Les récits de multiplication évoqués ci-dessus invitent à penser conjointement des dimensions du don : Donner de manière inconditionnelle (sans condition), donner à tous (sans exception), contribuer (avec attention au petit peu offert), distribuer à chacun sa part (avec considération), afin qu’il n’ait plus faim ou soit rassasié. Dans le cas du revenu de base, il conviendrait de s’interroger à partir de la question du don.

  1. Récapitulatif des interpellations et prolongements de la réflexion

Les détours bibliques auront permis d’ouvrir quelques pages du Premier Testament (Deutéronome, Qohélet) et du Nouveau Testament (les évangiles et une épître de saint Paul). Ces extraits trop vite parcourus viennent en résonance avec un texte qui traite d’un problème contemporain bien éloigné, a priori, des rédacteurs bibliques. La Bible garde sa force d’interpellation. Les quelques résonnances entendues questionnent le projet de revenu de base quant à la logique du don et de la réciprocité qui y préside, la conception du travail qui le sous-tend, l’attention aux plus fragiles et aux plus pauvres qu’il suppose, la prise en compte de qui n’est pas « compatriote », la nécessité d’inscrire la réflexion dans une histoire de la protection et de la législation sociale.

Les auteurs du texte écrivent à propos de la société d’abondance : « La principale critique que l’on peut faire à cette conception est que la société d’abondance est une perspective très lointaine, voire utopique ». La loi du Deutéronome elle-même envisage comme un possible le fait qu’il n’y ait plus de pauvre (Dt 15,4) à la condition que le peuple soit fidèle à la Loi. Alors la bénédiction de Dieu fera qu’il n’y aura plus de pauvres. Utopie et/ou perspective très lointaine ? Selon Fred Poché, il convient de distinguer des acceptions de l’utopie[13] : soit une conception figée ou idéaliste qui en fait un idéal irréalisable ; soit « un genre d’image d’espérance et de critique pour l’ensemble de la société ». L’utopie, grâce notamment à l’œil de l’imagination, peut, à profit, mettre en question. « Cependant, à mon sens, la prise de conscience des différentes dérives ne doit pas conduire à invalider la fonction critique et heuristique du discours utopique[14] ». Le revenu de base est fondé sur l’espérance qu’il n’y aura plus de pauvres. Cette tension que la foi chrétienne intègre dans une dimension eschatologique est pour ici-bas un moteur de lutte contre la pauvreté. « Des pauvres vous en aurez toujours » a dit Jésus à ses disciples.

Pour terminer, il convient de remarquer la prégnance du  vocabulaire de la liberté dans tout le document. Le choix du nom « Liber » pour désigner la proposition de Gaspard Koenig et Marc de Blasquiat est symptomatique de cette insistance. « Le terme de "Liber" s’explique par le fait que cette garantie de ressources permettrait à chacun de choisir librement ses activités, soit salariées, soit d’entrepreneur, soit dans le monde associatif » écrivent les contributeurs du Secours catholique. Ils ajoutent qu’il est un exemple de projet de type « d’inspiration libérale ». Pourtant ils craignent que le revenu universel « ne libère pas les plus fragiles du travail pénible ». Ils ne seraient pas plus libres de travailler ou de ne pas travailler. Nous serions alors loin de la société d’abondance idéale, « libérée de la contrainte d’un travail asservissant ». Les rédacteurs associent travail pénible et asservissant pour évoquer une libération nécessaire. Il convient dès lors d’articuler liberté comme principe et libération comme processus. Dans la loi du Deutéronome, le débiteur est qualifié de « frère » pour rappeler au créancier qu’il partage avec lui la même histoire de libération, une bénédiction commune. Ils sont libérés. Mais la liberté devenue principe risque de se vider de son contenu si elle n’est pas actualisée par une libération continuelle. Quel sens aurait cette liberté si certains frères sont esclaves ? Pour cela, l’Israélite est appelé à libérer les esclaves (Dt 15,12-18) pour actualiser pour des frères une libération expérimentée mais oubliée. *La liberté est une des valeurs de la République Française rappellent les auteurs. Il n’est alors pas anodin que Liber soit envisagé comme « un revenu de liberté pour tous ». Mais peut-il être compris aussi comme un « revenu de libération pour tous » ? Qui a été libéré et a besoin d’être libéré et de quoi ?

 

Christophe Pichon,

Faculté de théologie, ancien titulaire de la chaire Jean Rodhain – Université catholique de l’Ouest

Publié dans : Revue d’éthique et de théologie morale n°295, septembre 2017, p. 25-38

 


[2] Emmanuel Berreta, « Revenu universel : Hamon plus près de Jésus que de Blum », Le Point.fr 07/02/2017.

[3] Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Paris, Centurion, 1983, p. 41-42 : « Il ne s’agit pas de nous satisfaire de la condition des pauvres mais de la transformer en les prenant pour partenaires et pour guides. Jésus-Christ s’est identifié aux plus pauvres de son temps, il s’identifie encore et toujours aux plus pauvres en tous les temps. C’est donc leur vie qui est aussi la sienne, qui est source de notre spiritualité. Nous est-il possible d’élaborer une théologie de l’homme, sans partir de l’homme le plus usé par la misère ? »

[4] Sur ce sujet, cf. notamment André Kasabele Mukenge, « ‘Toutefois, il n’y aura pas de nécessiteux chez toi’. La stratégie argumentative de Dt 15,1-11 », Vetus Testamentum 60 (2010), p. 69-86 ; Guy Lasserre, « Lutter contre la paupérisation et ses conséquences. Lecture rhétorique de Dt 15,12-18 », Études Théologiques et religieuses 70 (1995), p. 481-492.

[5] Alan C. Mitchell, « The Social Function of Friendship in Acts 2 : 44-47 and 4 : 32-37 », Journal of Biblical Literature 111 (1992), p. 255-272.

[6] Dominique Méda, Le travail : une valeur en voie de disparition, Champs Essais 400, Paris, Flammarion, 2010.

[7] Thomas Römer, Les chemins de la sagesse. Proverbes, Job, Qohélet, Poliez,  éditions du Moulin, 1999, p.61.

[8] Marc Faessler, Qohélet philosophe. L’éphémère et la joie, Genève, Labor et Fides, 2013, p.59.

[9] Régis Burnet, Celui qui ne travaille pas, ne mange pas. Vingt siècles de répression des pauvres, Paris, Cerf, 2015.

[10] Régis Burnet, Celui qui ne travaille pas, p. 185.

[11] Régis Burnet, Celui qui ne travaille pas, p. 185.

[12] Camille Focant, L’évangile de Marc, Commentaire biblique Nouveau Testament 2, Paris, Cerf, 2004, p. 250.

[13] Fred Poché, Une éthique du vivre-ensemble. La philosophie sociale de Cornel West, Lyon, Chronique sociale, 2017, p. 80-81.

[14] Fred Poché, Une éthique du vivre-ensemble, p. 81.

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