Le prix d’une goutte d’eau
"Le prix d’une goutte d’eau", MSC, n°238, février 1973, p. 1.
Le prix d’une goutte d’eau
Lui. - Que faire pour le développement ? Je crois avoir lu les textes indispensables sur ce problème. Je sais que le Tiers-Monde s’appauvrit tandis que la monde confortable devient de jour en jour mieux équipé. Je fais partie de ce monde confortable et je profite de ses progrès. Alors, je n’ai pas la conscience tranquille. Et cela me conduit à vous poser une question précise : « Moi, que dois-je faire pour le développement, aujourd’hui ? »
MOI. - Aujourd’hui, nous sommes en période électorale. La France peut demain ouvrir la voie à une politique mondiale de coopération au développement. Elle peut inviter l’Europe à jouer un rôle positif dans ce domaine. Elle peut enfin améliorer sa politique d’aide à ces migrants qui viennent chercher chez nous un travail que le sous-développement leur interdit chez eux. Toute la politique de la France dans ces problèmes dépendra de ceux que vous choisirez. Par votre bulletin de vote, vous intervenez finalement - à long terme - pour ou contre un certain développement.
Lui. - Vous prêchez un converti. Non seulement le sais parfaitement que je ne dois pas me dérober à mon devoir politique, mais j’ai lu attentivement l’excellent dossier édité par le C.C.F.D ., dans lequel chaque parti politique expose sa position sur la question du développement. Une fois mon bulletin de vote déposé, je suis même décidé à écrire à mon député dans le courant de l’année pour lui rappeler ses engagements à ce sujet. Cela dit, j’estime que je ne me suis guère fatigué pour cette cause. Mon bilan pour 365 jours est maigre. Et je repose la question : en plus de ce vote, que faire ? Qu’avez-vous à me proposer ?
MOI. - Puis-je vous citer en exemple ces jeunes qui sacrifient volontairement deux ou trois années pour partir dans les favellas du Brésil ou parmi les villages de l’Inde. Ils découvrent sur place la réalité mieux que dans les livres et ils servent utilement.
Lui. - Trop tard. J’ai dépassé leur âge. Je suis marié, avec trois enfants qui ne peuvent quitter leurs classes. Votre exemple est bon pour les jeunes qui disposent de leur temps. Ce n’est plus mon cas. Proposez-moi autre chose.
MOI. - Le développement est un phénomène complexe. Il paraît chaque semaine un volume nouveau sur ce problème qui comporte autant de variantes qu’il y a de peuples différents de par le monde. Je puis vous prêter une documentation très intéressante à ce sujet.
Lui. - Ou bien vous fuyez volontairement la dialogue ou bien c’est moi qui ai mal posé ma question. Je ne demande pas une documentation, je demande une réponse.
Vous allez me trouver naïf : c’est exact. J’ai besoin de toucher du doigt des réalisations concrètes, c’est pourquoi je ne m’adresse pas à des théoriciens, mais à vous-même : je sais que depuis 30 ans, vous avez navigué dans le Tiers Monde, depuis l’Amérique du Sud jusqu’à l’extrême Asie. Je m’adresse au voyageur pour connaître la réalisation type.
Je suis un Français moyen. Je touche un salaire raisonnable.
Mais, à la maison, je finis par faire figure de retardataire. Mon aîné, Loïc, et ses deux petites sœurs collaborent à je ne sais plus quelle campagne de carême et se privent tantôt de dessert, tantôt de cinéma pour aider des écoliers de Haute-Volta. Mon épouse me rabâche pour la vingtième fois que notre budget familial supporterait sans grand risque ce prélèvement de 1 % déjà adopté par certains. Un pour cent du revenu brut : voilà enfin une précision ; je veux bien. Mais à qui le verser ? Les grands organismes construisent des ports en Birmanie ou des universités au Pérou : en m’adressant à eux, j’aurai l’impression de déposer un ridicule grain de sable au pied d’une pyramide.
MOI. - Mais Il existe aussi des entreprises travaillant à l’échelle humaine, au ras du sol .
Lui. - Des phrases. Des mots. Vous manquez d’imagination. Vous surabondez en principes et en distinctions logiques. C’est toujours le sempiternel langage des conférenciers pour salles d’œuvres. Mais à l’époque de l’audiovisuel, vos définitions ne mordent plus. Nous acceptons de partager, mais nous avons besoin de propositions concrètes. Air France et toutes les marques de lessive savent bien présenter des images évocatrices, simples et parlantes. Qu’attendez-vous donc pour nous tenir un langage imagé, pour nous citer des exemples à notre portée ?
Loïc (12 ans), - Je vais vous mettre d’accord. Vous voulez une image simple et parlante ? Rien n’est plus simple que l’eau. Rien ne parle mieux qu’une source d’eau fraîche.
Quand la terre a soif, les hommes ont faim. L’eau, c’est la vie d’un village.
Pour l’enfant, pour la famille, l’arrivée de l’eau transforme tout. Les réalisations de ce genre font revivre littéralement des milliers de villages : l’eau est à la fois l’amorce et le facteur du développement.
Pendant le récent voyage de M. Pompidou en Haute-Volta, les journalistes ont interrogé un vieux doyen de village . Le paysan a fait l’éloge de la France. On lui a demandé de se résumer en une phrase. Et le doyen a répondu : « Pour nous, la France, c’est l’eau. »
Faire revivre un village en commençant par l’aider à creuser un puits . La formule a l’air simpliste. Mais tout le développement commence par des gestes simples.
Note : Quand le soir de ce jour, la mère de Loïc apprit que son gamin avait osé intervenir dans notre dialogue et proposer l’image de l’eau vive, elle éprouva une certaine fierté. Et comme c’était une âme lumineuse, habituée à discerner au-delà des signes matériels les réalités invisibles, elle rentre aussitôt, joyeuse, dans sa chambre pour relire en saint Jean le fameux chapitre sur cette eau à boire que le Christ demandait à la Samaritaine (Jean IV, 1-42)...
Jean RODHAIN.