Fable du rucher
Jean RODHAIN, "Fable du rucher", MSC, n°241, mai 1973, p. 8.
Fable du rucher
Mon miel était le meilleur. Je veux dire qu’à dix lieues à la ronde mes ruches tenaient une certaine réputation. Leur miel avait un petit goût d’acacia avec une légère touche de bruyère tel qu’en fermant les yeux et en savourant mon miel, on croyait entendre chanter les cigales comme dans un champ rôti de soleil.
Mes ruches ont une histoire. Pendant les révolutions on a fermé l’église, on a brisé les statues du portail mais on a respecté nos ruches. Nos abeilles butinaient des fleurs de traditions. Leur miel était bon pour les enfants au berceau et aussi aux femmes nerveuses : il passait pour leur redonner fraîcheur et vigueur.
Or voici que cet hiver, en ouvrant la première ruche près du grand poirier je n’y ai trouvé qu’une cire fendillée et grise, mais de miel point. C’était heureusement la seule ruche dans cet état. Je n’avais jamais vu cela. Mon dictionnaire d’apiculture étant muet sur ce cas, j’ai donc convoqué le Zéphirin. Le Zéphirin est le grand spécialiste du canton. Non seulement il tient conversation suivie avec ses chiens, mais il passe pour dialoguer aussi avec les abeilles. Zéphirin, moyennant le réconfort régulier de mon dernier beaujolais, accepta donc de venir ausculter pendant une semaine entière les abeilles de mon rucher.
Les abeilles du service de presse du grand rucher acceptèrent de tout raconter à Zéphirin. Et voici leur récit intégral tel que le samedi soir le Zéphirin me le dicta.
Début du récit. Stop. Cela a commencé ce printemps au creux du vallon vers la grande haie d’aubépines. C’est un lieu privilégié pour toutes nos ouvrières. C’est le point où la grande forêt de sapins toute embaumée de résine vient mourir au bord de l’étang. L’humidité transforme la prairie en tapis multicolores. Ce vaste rectangle est pour nos éternelles butineuses comme une table somptueusement servie et sans cesse renouvelée avec chaque semaine d’autres corolles ouvertes et de nouveaux pistils offerts. Et jusqu’ici, de la ruche à ce creux du vallon ce n’était qu’un va et vient bourdonnant, paisible et régulier comme vos processions de jadis.
Or par un beau matin ensoleillé au bord de l’étang un dialogue s’est engagé entre notre premier groupe de butineuses et une famille de Lysandra bellargus. Il s’agit, comme vous le savez, de cette espèce de papillons aux ailes d’un bleu nacré semées de trois points de vermillon. Cette famille expliqua à nos pauvres auxiliaires combien leur rayonnement serait accru si elles cherchaient à s’habiller d’une robe semblable.
Et le même soir, à l’heure où la buée commence à se deviner au-dessus des nénuphars ce fut le tour des Coccinelles à sept points (Coccinella septempunctata), ces insectes étincelants sous leur carapace vernissée : elles engagèrent la conversation avec notre dernière équipe déjà engagée sur le chemin du retour. Un seul argument : dans l’évolution irréversible des civilisations animales les horaires traditionnels de nos butineuses étaient désormais périmés. Il était temps de pénétrer la masse et pour cela de revoir les méthodes maternalistes de notre Reine-Mère.
Les jours suivants ce furent les gracieuses libellules (Aeschna grandis) qui, entre deux glissades de ski nautique à la surface de l’étang, invitèrent nos ouvrières à repenser leurs structures.
C’était la première fois que nos butineuses toujours si économes de leur temps, se laissaient aller à de pareils bavardages. Parmi nos quatorze ruchers, un seul, celui du grand poirier, fut ébranlé par ces interventions. Or c’était justement parmi nos abeilles, les meilleures de toutes, les plus actives, les plus généreuses.
Délaissant leurs alvéoles jusqu’alors si rigoureusement entretenues, nos ouvrières se réunirent en commissions. Les cirières réclamèrent un espace de créativité. Les butineuses votèrent à la majorité relative une fusion avec la famille des fourmis ailées (Myrmica laevinodis). Les magasinières optèrent pour des alvéoles élargies, s’inspirant davantage de l’architecture 1973. Bref on parla de tout, mais fort peu de miel.
Une délégation des autres ruchers fut admise enfin dans la ruche désorganisée. Elle plaida pour la vocation millénaire de la république des abeilles. Elle rappela l’époque récente lorsque le fermier s’éclairait encore avec la lampe à huile. Alors les ruches se construisaient en simple paille ou bien nichaient au creux d’un vieux chêne. Elle exposa l’évolution réalisée depuis plusieurs années : l’invention des rayons mobiles et ensuite la fourniture des cires mécaniquement gaufrées avaient augmenté le rendement et facilité en même temps le travail de chacune. Dans cette adaptation intelligente était la voie d’avenir pour notre monde merveilleusement structuré des rayons de miel.
Ce fut peine perdue. Aucun argument ne fut retenu. Le rucher du poirier resta en discussion tout l’été. Plus de cire. Plus de miel. Quelques survivantes essayèrent de former un maigre essaim : il s’effrita misérablement dès les premiers frimas.
Voilà comment même dans nos ruchers si méticuleusement agencés, si rigoureusement organisés, nous venons de connaître, nous aussi, la contestation.
Mais nous prions Zéphirin de ne pas ajouter de commentaires personnels à ce compte rendu. Nous nous méfions de la manière dont les humains interprètent à leur guise le peu qu’ils croient découvrir de nos mœurs millénaires.
Nous savons que depuis Platon et Virgile jusqu’à Maeterlinck, les humains ont beaucoup écrit à notre sujet. Ils ont observé quelques unes de nos habitudes. Mais ils n’ont jamais rien compris à notre vocation d’abeille qui est une vocation de service toute ordonnancée vers la communauté.
Pour les hommes si volages, si crédules, si superficiels, notre vocation « politique » au service de la ruche demeure encore un mystère indéchiffrable dont seul notre commun Créateur connaît la clef. Laissez-nous donc travailler en paix. C’est notre vocation,
Merci. Stop fin du message.
Pour copie conforme
SIDOINE