Le clavier et le réseau
Jean RODHAIN, "Le clavier et le réseau", MSC, n° 227, février 1972, p. 1.
Le clavier et le réseau
J’arrive du Bangladesh. J’ai revécu le Paris libéré de septembre 1944 dans les rues de Dacca et les villages du Bengale Oriental, avec toutes les réactions de joies et d’horreurs d’un lendemain de Libération.
La veille, dans la région de Calcutta, j’avais visité les interminables camps de réfugiés. J’y ai constaté le tour de force efficace réalisé pour sauver les enfants. J’y ai revu, aussi, hélas ! ces longs hangars avec, alignés, exactement comme au Biafra, ceux des enfants sans espoir, parce que pour eux, on est arrivé trop tard.
A Rome, à l’instant d’embarquer dans l’avion pour l’Inde, on m’avait fait part d’une inquiétude :
« Votre Caritas-India, c’est évident, accomplit un travail extraordinaire dans les camps. Elle a engagé des fonds énormes. Elle a embauché un personnel de plusieurs milliers de personnes. Or, les camps vont se vider. Caritas-India risque de se trouver déséquilibrée après cette extension anormale. Etudiez donc ce danger. »
J’ai étudié le mieux que l’ai pu. Caritas Calcutta, il y a un an, ressemblait à une bonne Délégation du Secours Catholique d’un diocèse français moyen. Pas plus. Et aujourd’hui elle porte une immense responsabilité parmi les millions de réfugiés : elle a été obligée de louer un immeuble en plein centre de Calcutta pour installer ses nouveaux services. Mais le premier étage de l’immeuble est un dortoir : j’y ai vu défiler sans arrêt, venant de Madras, de Bombay, de New Delhi, les « stagiaires » par équipes successives : équipes de médecins, de séminaristes, d’infirmières, de conducteurs de camions. Tous bénévoles. Chacun fait un mois de service par roulement. Plusieurs milliers de collaborateurs, c’est exact. Mais au fur et à mesure que les camps se vident, chacun rentre dans le rang. Il n’y a pas de gigantisme. Il y a un réseau qui a su s’adapter. Charité à géométrie variable. Mais ce n’est pas une géométrie de techniciens : c’est toute la communauté chrétienne qui était éveillée à la charité : l’arrivée des réfugiés a prouvé qu’il y avait dix mille Bons Samaritains qu’on ne soupçonnait pas en temps normal.
Un clavier d’organisations coordonnées ne suffit pas : Il faut un réseau vivant de charité. N’est-ce pas d’ailleurs le but profond du Conseil Pontifical COR UNUM : réhabiliter la vertu de charité dans tout le Peuple de Dieu ?
Le dernier numéro de « Messages » consacré aux « sortis de prison » nous a valu bien des confidences. La plupart décrivent le désarroi au lendemain de la sortie.
Celui-ci venait de purger dix ans. Pour le préparer à reprendre une vie normale, tous les spécialistes de la prison se sont occupée de lui : l’aumônier, le visiteur, la psychologue, l’éducateur, l’assistante sociale. Il sort, enfin, bourré de conseils par les spécialistes. Il arrive chez lui. Au premier repas, sa femme doit lui avouer que l’épicier ne fait plus de crédit à un sorti de prison. Il cherche du travail, et bien des portes se ferment, des visages aussi. Et le soir, ses deux enfants reviennent de l’école les yeux rougis parce qu’à la récréation on les a Interrogés sur sa sortie de prison.
Les spécialistes ont eu beau fonctionner, il manquait la compréhension de tout le Peuple de Dieu qui n’a pas su lire l’Évangile du Bon Larron. Un réseau vivant, c’est autre chose qu’une structure.
Fréjus - Agadir - Pakistan. Depuis vingt ans, nous avons peu à peu une petite expérience des catastrophes.
Chaque fois on voit accourir exactement les spécialistes : les hélicoptères de l’armée, les ambulanciers, les intendants avec leurs stocks plus ou moins bien préparés. Et ce mécanisme est essentiel.
Mais vingt-quatre heures après l’événement, il y a les orphelins à recueillir. Il y a les démarches que la grand-mère ne saura pas faire. Il y aura cent cas douloureux qui ne relèvent d’aucun mécanisme. On verra alors surgir la bonne Sœur qui casera les gosses, le voisin qui fera les démarches, le militant qui remuera tout le quartier pour reloger la famille désorientée. Ce sont ces Véronique et ces Simon de Cyrène qui ne figurent sur aucun fichier. C’est le réseau vivant des bénévoles qui combattent tous les jours pour la justice et qui prennent subitement la dimension de la Charité du Christ.
C’est un réseau entraîné au quotidien, et qui est plus précieux qu’un clavier.
Conclusion
J’ai vu les actes divers : cyclone, guerre, exode, dans ce long drame du Bengale. J’ai vu des stocks immobiles et aussi des réseaux vivants.
C’est pourquoi j’en reviens plus convaincu que jamais du rôle des bénévoles : tout l’Évangile n’est-il pas d’ailleurs un « Manuel du bénévole » ?
Jean RODHAIN