Prison Mamertime
Jean RODHAIN, "Prison Mamertime", Messages de l’aumônerie générale, n° 7, 8 juin 1945, p. 1.
Prison Mamertine.
Non, je ne reconnais plus Rome, ni ses monuments. Tout me semble changé. A vrai dire c’est mon angle de vision qui a changé : je suis passé brusquement du camp de Weimar aux rives du Tibre. A peine une courte escale à Paris, et voici le Colisée : mais au milieu du cirque de pierre je crois retrouver le four crématoire de Buchenwald.
De la villa Médicis, voici que s’étend le panorama des clochers romains, mais la série des baraquements et des miradors de Weimar lui fait écran. Les tenues des gardes-suisses et des bussolanti étaient autrefois une fête pour les yeux : aujourd’hui ils me semblent doublés par des ombres squelettiques aux costumes rayés. On ne passe pas impunément de Buchenwald au Vatican : certaines images restent si bien en surimpression que même le soleil romain ne sait pas les atténuer.
Au sortir de l’audience où le Souverain Pontife fut si paternellement attentif et compatissant et secourable aux misères de nos déportés, le chauffeur de taxi se trompe, s’égare, et me dépose avec assurance à l’opposé du but indiqué : je visiterai tout de même ce monument inattendu. C’est une prison ancienne. Au bas de l’escalier une plaque de marbre donne la liste : Pierre, Paul, Lin, Clet... de ces premiers papes qui furent ici captifs, dans cette cave fraîche, ronde et obscure qu’est la prison Mamertine. Est-ce que se sont les détenus quittés hier qui m’ont guidé ici ?
Les pierres semblent suinter la prière : ici toute l’élite de l’Église fut captive. Ici toutes les prières de la Chrétienté primitive convergeaient. Ici commencent les premières émissions de ce réseau de prières dont Fresnes ou Ravensbrück cherchèrent les longueurs d’ondes. Ici à tâtons cette « audition de Dieu » qu’est la prière, commença dans la captivité.
Ici je revois tous ceux d’opinions si diverses qui défilent aujourd’hui à l’Aumônerie réclamer la brochure « Prière du prisonnier » « parce qu’on l’avait à Fresnes ».
Ici, dans cette pauvre cave où pendant que son premier pape fut captif, l’Église bâtissait ses fondations a coups de prières, je comprends pourquoi commence chez les rapatriés cette épidémie de « prière en famille » le soir, tout le foyer réuni.
Celui-ci en a tout simplement fait le vœu au cours d’un bombardement.
Celui-ci est revenu décidé à bousculer les offices de sa paroisse et puis s’aperçoit que s’il veut être logique il lui faut commencer par chez lui, et dès le premier soir, il se met à genoux avec les siens réunis pour prier comme là-bas.
Celui-ci, pour éviter la monotonie, lit chaque soir, à ses enfants, une page d’Évangile.
Celui-ci et celui-là sont peu nombreux, très peu nombreux. Mais cette idée de « prière familiale » est contagieuse.
C’est un des rares domaines où le rapatrié soit libre de changer tout de suite quelque chose.
Les chrétientés de Pierre et Paul ont fait une certaine révolution en commençant ainsi. Est-ce inutile en juin 1945 la « prière familiale » du rapatrié ? Pourquoi pas ?
Jean RODHAIN