Pâques chez les absents
Jean RODHAIN, "Pâques chez les absents", Messages de l’aumônerie générale, n° 4, 13 avril 1945, pp. 1 ;3.
Pâques chez les
Sur la route des Stalags
Son prisonnier, son déporté, est-il replié, est-il libéré ? Pâques sera-t-il pour lui un cheminement lamentable sur une route du Reich, ou une rencontre avec la France ressuscitée ?…
Il n’ y a pas une famille de France dont la pensée ne se dirige vers l’Est en ses jours-ci.
Comment se résigner à goûter des Pâques paisibles à Paris, entre deux réunions de Comité, en ce printemps 1945 ?...
La voiture de l’Aumônerie file donc à toute allure vers l’Est ce matin pour être en première ligne du rapatriement.
Voici Saint-Avold, le centre de rapatriement la plus avancé de la Lorraine. La cour de la caserne est encombrée d’un matériel hétéroclite. Ce sont les autocars allemands réquisitionnés par les prisonniers du Palatinat et qui ont déjà amorcé le ramassage des Kommandos. Les arrivants s’attendent à des formalités interminables. "Le train quotidien pour Paris part dans une heure". Un train qui va les conduire directement à Paris ? C’est une foule à la fois incrédule et joyeuse qui s’oriente vers la gare. Une foule qui répond à peine aux questions tellement ce premier contact avec la France, tellement cette rapidité de transit lui semblent un rêve...
Pour passer la ligne Siegfried et traverser ce qui reste de Sarrebrück il faut des pneus robustes, et il vaut mieux tenir solidement le volant. Mais on fait à peine attention aux montagnes russes de la route : c’est la première entrée en Allemagne. Ces villages ont des drapeaux blanc à toutes les fenêtres. Ces gens, au premier coup de klaxon se précipitent chapeau bas à la portière de la voiture pour vous indiquer la route.
Cette gare de triage, Hambourg, n’est plus qu’un amas de ferraille pulvérisés sur cinq kilomètres... Mais surtout ce fanion tricolore qui flotte à l’avant de la voiture de l’aumônerie domine tout le reste : nous roulons enfin, en cette veille de Pâques, avec les trois couleurs libres au vent, sur une route d’Allemagne...
L’équipe de Kaiserslautern
La Rupreschtschule est un immense bâtiment dominant ce qui reste de la ville. 1500 déportés, en majorité français, l’occupent sous la direction d’une équipe de prisonniers de guerre français. Ils sont cinq qui ont pris en main ces travailleurs venus des environs. Ils ont pourvu à leur nourriture. Ils ont mis de l’ordre dans cette foule (ce n’est pas commode). ils organisent les départs vers Saint-Avold. Et ils restent. "Voyez, l’Abbé, m’a dit leur chef, il vaut mieux que nous restions. Ici c’est un lieu de passage. Nous savons maintenant comment opérer. Toute notre équipe a pris l’engagement de rester volontairement deux mois ici".
Des équipes comme cela j’en ai trouvé tout le long des routes...
Des engagements comme celui-là, parmi ces français en haillons, dans ce décor de ruines, cela sonne mieux que toutes les cloches de Pâques d’une cathédrale.
Mon compagnon de route évadé de Poméranie par la Suède, est arrivé récemment à Paris, chante la messe au milieu des déportés, tandis que je reste à l’hôpital de Kaisersteinbrück pour la première messe célébrée dans la salle à des malades français.
L’ aube de Pâques
Et immédiatement, la route. La route vers le Rhin. Au matin de Pâques. Dans chaque village un drapeau français. On stoppe. Généralement, depuis la libération, le Kommando a quitté ses baraques et il occupe solidement et paisiblement le meilleur bâtiment du pays. Il a organisé solidement aussi son ravitaillement en ce pays agricole. Comme on souhaiterait que sur la rive droite du Rhin les camarades des régions d’usines aient pu en faire autant…
Chaque kommando a vu défiler, depuis quelques jours, des milliers de voitures américaines. Mais cette voiture du matin de Pâques est la première voiture battant pavillon français. La voiture de l’Aumônerie est une R.N. Vous devinez ce que cela représente pour un parisien prisonnier de guerre depuis cinq ans, l’arrivée d’une voiture immatriculée à Paris ?...
On est happé par le groupe. On vous bouscule de questions. Il faudrait des heures pour répondre. On a bien quelques journaux, mais on n’ose les distribuer. Mettre brusquement en contact ces absents avec certains comptes rendus ? Certains articles parus récemment à Paris ? Ils ont besoin d’autre chose. Comment vont leurs familles ? Comment va la France ? Il faudrait savoir répondre en deux lignes...
La route serpente entre les monticules de chars et de carcasses diverses. Plusieurs colonnes blindées ont terminé leurs conquêtes européennes dans cette vallée ravissante.
En plein bois, voici des baraques surmontées d’un pavillon soviétique, c’est un kommando d’Italiens, de Russes et de jeunes Ukrainiens.
Dans ce caravansérail on nous fait voir deux jeunes françaises avec leurs bébés d’un mois et de trois mois. Elles préparent l’autel "parce que tout à l’heure, à la demande générale, le curé allemand viendra dire la messe". Cette messe de Pâques d’un prêtre rhénan sous le drapeau rouge, devant cette foule bigarrée, n’est-ce pas autre chose qu’une rencontre pittoresque ?…
Et ces deux françaises, et leurs bébés, qui donc viendra les chercher au fond de ces bois ? Je remercie les autorités américaines des facilités qu’elles m’ont accordées pour ce voyage. Mais quel merci je suis prêt à leur crier le jour où, enfin -elles permettront largement à toutes les bonnes volontés françaises d’aller soigner et rechercher les gens et les filles de chez nous perdus dans tous les coins de l’ex-grand Reich
Le grand retour des absents.
Ludwigshafen n’est qu’un morceau de ruines avec comme fond de ciel le nuage noir d’un dépôt d’essence qui brûle encore. La route maintenant suit le Rhin.
Comment sont ces prisonniers ?
Sur la rive gauche du Rhin, c’est un auto-rapatriement général. 0n croise un cortège de 150 prisonniers et déportés avec, en tête, un sous-officier français : carte et boussole à la main, il conduit la marche. Quelques bicyclettes et deux chariots à bras chargés de provisions forment l’intendance de cette colonne. Et dans les yeux de ce groupe en marche vers la France, une joie qui vous fait oublier le paysage, le ciel plein d’avions, les naturels du pays trop obséquieux, et ces mille détails qu’en d’autres voyages on noterait avidement.
Plus loin, une camionnette allemande, frétée par un équipage invraisemblable de prisonniers, qui avance lentement au souffle d’un gazogène réparé trois fois par heure. L’homme de confiance mécanicien dirige son kommando roulant vers le camp de rapatriement de Saint-Avold. Mais il repartira avec la camionnette rechercher le reste dès demain matin.
C’est toute l’ingéniosité française. C’est toute l’initiative d’un pays qui prouve sa vigueur en marchant quand même.
Il est temps d’aller au devant
Oui, mais trois kilomètres après le cortège bien rangé, voici les traînards. Celui-ci a les pieds en sang. Celui-là n’en peut plus de fatigue. Où échoueront-ils ce soir ? Encore une fois je dis ma gratitude à nos alliés pour ce voyage qu’ils m’ont facilité, mais en conscience je répète, et je prends mesresponsabilités. Je répète qu’il est temps qu’on laisse arriver ici les infirmières françaises, les bonnes volontés de partout qui ne demandent qu’à servir. Et c’est l’heure de servir.
Voici la tête de pont célèbre dont tant de communiqués ont parlé. A la suite d’un char la voiture de l’Aumônerie s’engage sur la courbe d’acier qui danse sur ces outres caoutchoutées. Toute l’histoire da France vous bourdonne dans l’oreille confusément tandis qu’ on franchit le Rhin en plein soleil de Pâques 1945.
Mais au bout du pont, un point obsédant : ses déportés français qui arrivent et qui attendent.
Premiers chrétiens
La soirée s’achève à Darmstadt, 3.000 français, parmi des milliers. Des Russes, des polonais, des femmes, même des enfants de 9 à 11 ans. Une grande misère.
Un seul local un peu rangé : il y a là debout 60 déportés. La plupart ont l’insigne jociste. Sur une table un verre d’eau, du sel. Un prisonnier de guerre en kaki quitte aussitôt son étole violette : il allait célébrer un baptême d’adulte, et veut absolument que ce soit l’aumônier de Paris qui le remplace.
On tire encore dans les rues voisines. Il n’y aura pas assez de pain pour la foule du camp ce soir, mais je n’ai jamais trouvé une si grande foi ailleurs que chez ces jeunes entourant leur baptisé, ce soir de Pâques de Darmstadt.
Jean RODHAIN