Mgr Rodhain, patron du Secours catholique, rend la charité pratique et efficace
"Mgr Rodhain, patron du Secours Catholique rend la charité efficace. Interview par François-Régis Barbry", La Vie catholique, 8 décembre 1971.
Présent depuis plus de 25 ans sur tous les fronts de misère
Mgr Rodhain, patron du Secours Catholique rend la charité efficace
Le Secours Catholique fête cette année ses 25 ans d’existence. Avec l’aide de ses 900.000 adhérents cet organisme porte secours, sous tous les cieux où frappe la misère, où se produisent des catastrophes, à ceux qui souffrent. Mgr Rodhain est le fondateur de cette œuvre mondialement connue. Il en est aussi l’animateur, le « patron ». Nous l’avons rencontré.
Vie Catholique. - Mon Père, avant la création du Secours Catholique, il y avait un abbé Rodhain et avant lui, un Jean Rodhain qui a eu une famille, une jeunesse, des amis. Est-ce qu’il y a eu, dans votre vie avant 1946, des moments qui ont suscité votre vocation ?
Mgr Rodhain. - Je ne me suis jamais préparé à faire un travail international. Quand je remue mes souvenirs d’enfance, je me souviens que ma mère était institutrice et corrigeait sévèrement mes devoirs de français et me faisait recommencer impitoyablement chaque phrase.
Je me souviens que mon père était épicier et me faisait recommencer impitoyablement mes paquets jusqu’à ce qu’ils soient bien faits.
Je me souviens aussi que jusqu’à mon sacerdoce, en 1924, je n’étais jamais sorti de France, je n’avais jamais voyagé à l’étranger.
Vie Catholique. - Est-ce que vous faisiez partie de groupes de jeunes s’occupant, par exemple, de visiter les personnes âgées ou « retapant » les logements pauvres à leurs moments de loisirs ?
Mgr Rodhain. - J’étais vaguement préoccupé du social mais quand j’y repense, je me rends compte que je n’y connaissais rien du tout. Par contre, comme vicaire à Épinal, j’ai commencé à connaître des faubourgs et des quartiers ouvriers et c’est surtout à partir de 1929-1934 que l’abbé Guérin m’a initié à la J.O.C.
Devenu aumônier d’une fédération de Paris-Sud, c’est là que j’ai fait mon premier apprentissage. Mais c’est surtout à partir de 1940-44-46 que j’ai commencé à découvrir le plan international. Avant cela, je n’en avais aucune notion. Il ne s’agit donc pas d’une vocation lentement mûrie !
[*La dispersion de la générosité*]
Vie Catholique. - Vous dites que vous devez tout à la J.O.C. Pourquoi ?
Mgr Rodhain. - Elle m’a appris à voir, étudier, écouter. J’ai « découvert » ; et cette découverte, je n’aurais certainement pas pu la faire sans elle.
Vie Catholique. - Quel est le souvenir précis que vous conservez de cette époque ?
Mgr Rodhain. - Mon souvenir le plus vif de cette époque-là, c’est la fête de nuit du Parc des Princes de 1937. J’en avais été chargé et elle avait pour thème : « le travail est une collaboration à la Création et une collaboration à la Rédemption ».
Vie Catholique. - Déjà organisateur : est-ce que vous avez toujours eu cette aptitude à organiser, à animer ?
Mgr Rodhain. - Je n’en ai aucun souvenir. Par contre, je suis un fidèle de la forêt vosgienne. L’amour des arbres, des choses solidement plantées, qui durent, enracinées, des traditions solides... je dois beaucoup à la forêt des Vosges.
Vie Catholique. - Jusqu’à une époque récente, vingt, trente ans, la charité, c’était donner une pièce à un mendiant à la sortie de l’église ou l’aide occasionnelle lors de la rencontre de la misère. Vous, patron du Secours Catholique, vous êtes décidé à grouper les efforts, les organiser, équiper techniquement la Charité pour être plus efficace. A quel moment vous êtes-vous rendu compte de cette nécessité ?
Mgr Rodhain. - J’étais prisonnier. je me suis évadé dans des conditions faciles, sans aucun mérite, mais je suis resté pour m’occuper des camps de détenus.
J’ai voulu aider, malgré leur dispersion, les 1.200 prêtres prisonniers de guerre à rompre l’isolement, à leur fournir de quoi dire la messe. C’est à ce moment qu’est née l’aumônerie des prisonniers de guerre et l’organisation de cette aumônerie.
Après la victoire de 1945, un désordre total régnait dans les œuvres de l’époque. Certains camps bénéficiaient d’aides multiples tandis que dans d’autres, à Bergen-Belsen par exemple, des gens mouraient faute de médecins et de médicaments. Cette dispersion de la générosité nous fit songer à un organisme qui harmoniserait les actions en faveur des déportés et contre toutes les misères.
[*La misère n’augmente pas*]
Vie Catholique.
- Le Secours Catholique a vingt-cinq ans, votre vie est entièrement consacrée à la charité et, pourtant, on s’aperçoit que tout va toujours mal dans le monde et que la misère est toujours plus monstrueuse. Après le Biafra, c’est le Pakistan. Est-ce que vous n’êtes pas un peu blasé de toutes ces actions alors qu’à chaque fois c’est toujours plus grave ?
Mgr Rodhain. - Non, je ne suis pas blasé. La misère n’augmente pas. C’est notre connaissance de la misère qui est plus grande. Exemple : nous sommes effrayés d’apprendre qu’au dernier cyclone du Pakistan, il y a eu, probablement, trois cents mille morts. Mais nous oublions qu’en 1947, au moment du décret britannique qui a créé les deux Pakistan, il y a eu le déclenchement d’un double exode (Indiens et Pakistanais) qui a affecté dix-huit millions de gens dans des conditions de transport lamentables. Les médecins qui ont suivi les événements estiment que les statistiques de l’O.N.U. (3 ou 4 millions de morts) sont bien en dessous de la réalité.
Interrogez les Français dans la rue : il n’y en a pas un sur cent qui se souvienne de cette catastrophe, en 1947. On ne l’a pas su : il n’y avait pas de télévision.
Aujourd’hui, les progrès de l’information sont tels qu’une heure après nous sommes renseignés.
Par contre, quand on constate la façon dont le public s’intéresse, actuellement, à ces problèmes, on voit dans ce public une générosité en progrès. Je n’ai pas l’impression que les jeunes se seraient intéressés autant au tiers monde qu’aujourd’hui. Le nombre de demandes que nous recevons de jeunes qui veulent partir en Inde ou au Pakistan et qu’on ne peut satisfaire, est considérable.
Vie Catholique. - Cela ne vous décourage pas d’avoir à recommencer à chaque fois ?
Mgr Rodhain. - La vie de l’homme ou de l’humanité c’est une suite d’échecs une longue souffrance. Je crois qu’i faut se rendre à l’évidence. En face de chacune de ces énormes difficultés, moi je reprends la Bible. Il n’y a rien de tel que la Bible pour se retrouver sur ses pieds.
Vie Catholique. - Est-ce qu’au Secours Catholique on a plus précisément pour devise un passage de l’Écriture ?
Mgr Rodhain. - On a retransposé des phrases de l’Évangile. « Le Christ, c’est le pain partagé ». Il y a à la fois l’idée d’amour qui est partagée et l’Eucharistie qui est aussi le pain partagé.
Je ne voudrais pas vous donner l’impression que le spectacle de toutes ces catastrophes m’a résigné parce que, en face de ces catastrophes, il y a aussi le spectacle de tous ceux qui s’éveillent ou que l’on réveille et c’est réconfortant. À l’occasion de ces misères, des gens s’épanouissent.
[*Un système d’esclavage déguisé*]
Nous avons eu, l’an dernier, des experts en « management » qui voulaient faire une enquête sur le Secours Catholique. Leurs conclusions leur ont prouvé qu’il existe, dans le public, une disposition au partage. Si on n’exploite pas cette disponibilité, elle s’endort. Au contraire, on peut trouver des centres d’intérêt et alors les gens se manifestent, spontanément.
Un sondage de la S.O.F.R.E.S. a prouvé que parmi nos neuf cent mille adhérents, 40 % d’entre eux sont des non-pratiquants. Ce sont des gens qui sont déjà au stade du partage, qui comprennent qu’ils doivent prendre part à la misère de leurs frères.
Vie Catholique - Dans votre action, vous vous êtes rendu compte que des misères ont eu lieu parce que certaines choses n’ont pas été réalisées en leur temps. En même temps, votre expérience vous a fait remarquer que des injustices se préparent par l’absence de programmes, de plans précis... N’êtes-vous jamais tenté, parfois, de vous lancer carrément « dans la bagarre » comme on dit ?
Mgr Rodhain. - C’est difficile de rester à sa place. Rappelez-vous : dans la nuit du Jeudi saint, quand on est venu arrêter le Christ, saint Pierre a sorti son épée parce qu’il avait terriblement envie de se lancer « dans la bagarre ». C’est une tentation que l’on a souvent.
Qu’on ait des amis qui se lancent directement, c’est indispensable, mais je crois que quand on a choisi une méthode, on doit essayer de se limiter à cette méthode-là.
Vie Catholique. - Vous avez été, à plusieurs reprises, l’envoyé spécial du Saint-Père en plusieurs « points chauds » et vous avez contacté directement des chefs d’État, de gouvernement et même les leaders d’organisations feddayins, par exemple. Croyez-vous que ceux qui sont responsables du monde d’aujourd’hui soient réellement soucieux du bonheur de leurs peuples et de la justice dans le monde ?
Mgr Rodhain. - Dans toutes ces occasions, j’ai toujours été impressionné par la qualité de ceux que j’ai rencontrés. Certains chefs de gouvernement ont vraiment un souci beaucoup plus grand qu’on ne le pense d’arriver à pacifier le pays qu’ils gouvernent. C’est une expérience qui m’a énormément intéressé.
Vie Catholique. - Malgré les intérêts économiques qui ne manquent pas de peser et qui sont parfois dominants dans ces conflits ?
Mgr Rodhain. - Je parle des gens que j’ai rencontrés car je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer les responsables des trusts, des grandes puissances économiques. Cela m’intéresserait de mieux les connaître et de discuter avec eux.
Je ne veux pas porter de jugement sur les personnes ; il y a certainement parmi elles des gens loyaux qui cherchent à faire leur devoir, mais il est certain que le système actuel de cette domination économique du monde est un système d’esclavage déguisé et que c’est tout le tiers monde et tous les pauvres gens qui paient.
[*Pas un colis ni un centime*]
Vie Catholique. - Quelles sont les opérations dont vous gardez un souvenir parce que c’était efficace, que l’idée était bonne et que, pour vous, la charité se trouvait bien là ?
Mgr Rodhain. - Je peux en citer plusieurs :
Noël 1943. J’ai pu obtenir du gouvernement allemand de passer la nuit de Noël parmi les prisonniers de la citadelle allemande de Kraudentz. Je ne leur apportais rien, ni un colis, ni un centime. Je venais parler avec eux, leur donner des nouvelles de leur famille, de leur pays. Dans ce rôle d’intermédiaire de dialogue, de témoignage, on sent alors qu’on remplit une mission bien qu’on ait les mains vides.
Ensuite, je peux citer les rencontres avec les chefs feddayins et les partisans, à Amman. Là encore, je n’avais pas un dollar pour eux et ils attendaient ce dialogue avec un représentant de l’Église.
Je me suis senti fier de ces deux missions parce que j’avais, justement, les mains vides.
C’est pourquoi toutes nos techniques qui sont nécessaires, toutes nos distributions qui sont indispensables ne sont qu’un à-côté de la question. Il y a, dans la charité, un témoignage qui passe avant tout. Être à la disposition de l’autre et essayer de le comprendre, voilà l’essentiel.
[*Des diacres prendront le relais*]
Vie Catholique. - Pour beaucoup, le Secours Catholique c’est Mgr Rodhain. Est-ce que je peux vous demander comment vous envisagez l’avenir, et si vous avez déjà mis en place une équipe prête à prendre le relais ?
Mgr Rodhain. - Nous préparons des diacres pour prendre le relais. Par conséquent, je n’ai aucun souci : si je mourrais dans huit jours, dans un accident d’avion ou d’une pneumonie, une équipe de diacres prendra la suite et tout ira bien.
Vie Catholique. - Pour ce Noël 1971, quand vous considérez tout ce qu’il y a eu dans votre vie, dans l’existence du Secours Catholique, quand vous regardez le terrain sur lequel vous travaillez, quand vous interrogez votre foi personnelle, qu’est-ce que cela va représenter cette fête ?
Mgr Rodhain. - Je suis invité par les évêques de New-Delhi et Calcutta. Je passe donc cette période de fêtes dans les camps de réfugiés en Inde. Ce qui me semble surtout admirable et significatif, c’est l’effort des paroisses indiennes elles-mêmes. Ce sont elles qui ont fait les premiers gestes envers les réfugiés.
Voilà : la chrétienté des pays du tiers monde est devenue adulte, elle prend ses responsabilités et nous apprend le partage. Je vais donc visiter les camps de réfugiés mais j’irai aussi rencontrer cette Église indienne qui nous donne tant de leçons. C’est un signe d’espérance, et puis... j’ai encore beaucoup à apprendre.
Propos recueillis
par François-Régis BARBRY