Comptes au grand jour
Jean RODHAIN, « Je tends la main », Messages du Secours Catholique, n° 102, novembre 1960, p. 1.
Comptes au grand jour
QUESTION : Quelles sont les réserves de trésorerie dans le portefeuille du Secours Catholique ?
REPONSE : De portefeuille, il n’y en a point Le conseil d’administration du Secours Catholique, dès le premier jour, a décidé de ne placer aucun argent, ni en actions, ni en obligations, car il a estimé
d’abord que l’intention des donateurs n’était pas de constituer un portefeuille,
ensuite que l’expérience des cinquante dernières années prouvait que les œuvres qui avaient placé leurs fonds avaient vu leurs revenus dévalués d’une manière régulière. En effet les méthodes ont changé, et dans le don et dans la constitution du « capital charitable ».
A. –Méthodes périmées
Au XIIe siècle, un féodal charitable donnait une léproserie.
Au XIXe siècle, un mécène charitable donnait une liasse de titres à un orphelinat.
En 1910, une famille fondait un lit d’hôpital en remettant à la supérieure un paquet de fonds russes. Le lit porte encore maintenant, sur une plaque de marbre, le nom de la fondatrice, mais le Capital est dévalué, et en réalité, c’est la Sécurité sociale qui paie la pension quotidienne.
Ainsi ces « Fondations » charitables liées à des systèmes de placement productifs grâce à un capital fructifiant se sont écroulés en même temps que les systèmes économiques du passé. C’est fini.
B. – Méthodes actuelles
En 1960, en face d’un État de plus en plus étatique, en face d’entreprises de plus en plus nationalisées, la Charité au contraire entend garder son indépendance.
Elle se réjouit des réalisations inspirées par la justice sociale, elle collabore avec les institutions modernes, mais elle prouve sa propre vitalité qui par un contraste étonnant s’enracine sur chacun en particulier. Chaque chrétien, personnellement, veut et sait participer à la construction actuelle de ces cathédrales modernes de la Charité.
En quinze années de travail, le Secours Catholique, n’a pas vu un seul mécène lui apporter une part de sa fortune : mais il a reçu une multitude de petits dons.
Le Secours Catholique n’est pas un holding. C’est une adaptation de la Charité aux formes actuelles de la communauté chrétienne. Je dis « adaptation », car, en l’an 2.000, il faudra de nouveau s’adapter à la mentalité et aux méthodes de l’Église de l’an 2.000.
Aussi, en 1960-1961, la trésorerie du Secours Catholique est-elle alimentée, par les adhésions individuelles et surtout par cette quête unique dans l’année : celle du dimanche 20 novembre prochain.
On me dira que ce sont des sources dont le débit n’est garanti par aucune loi. C’est exact.
Une révolution ou une catastrophe imprévisible dans l’Église ou dans l’État peuvent un jour assécher l’une ou l’autre de ces sources. C’est en cela que le Secours Catholique est une aventure. C’est un risque. C’est exact, je l’avoue.
Pour ce risque, nous faisons confiance à nos lecteurs et à cette quête du 20 novembre. Trois cent soixante-cinq jours de distribution dépendent de ce seul jour de quête.
C’est une expérience qui dure maintenant depuis quinze ans. Une expérience contagieuse puisque la même méthode est peu à peu appliquée dans les Secours Catholiques nationaux de 47 pays différents. C’est une forme moderne de la Charité. Elle ne vit qu’en sachant s’adapter.
QUESTION : Dans les dépenses du Secours Catholique, quel est le pourcentage des frais généraux ?
Distinguons deux postes :
A. - Les opérations de grands sinistres, avec distributions spectaculaires : Fréjus, Agadir, Chili, Madagascar.
Les frais généraux (transports. P.T.T etc…), varient suivant la distance kilométrique du lieu sinistré.
Or, malgré cela, la moyenne générale des frais de fonctionnement pour le premier poste « opérations-distributions » ne dépasse pas 16 % des sommes imputées en comptabilité espèces secours, c’est-à-dire achat de vivres ou médicaments distribués.
Ce pourcentage de 16% correspond à celui qui est admis dans toutes les autres organisations, nationales ou internationales de secours.
Or, en réalité, ce pourcentage est beaucoup plus faible, car dans les comptes ne figurent pas les matières distribuées. Le Secours Catholique a distribué en Algérie-Sahara pour 2 milliards 300 millions de vivres. Comme ces vivres sont des dons en nature, ils ne figurent pas en comptabilité. Par contre, les frais de transports y figurent. Si donc on calcule le pourcentage des trois par rapport à la valeur distribuée on descend en-dessous de 5%.
B. - Le travail proprement dit du Secours Catholique.
D’après ses statuts, le Secours Catholique est chargé d’harmoniser les œuvres, de susciter les initiatives, de propager la charité.
Plus une institution s’oriente vers un but spiritualisé : Séminaire, Académie, Université, plus la proportion de « frais généraux » augmente par rapport à la valeur marchande du matériel distribué.
Un charcutier peut abaisser ses frais de gestion en vendant de plus en plus de saucisson. Un monastère contemplatif par contre, même en faisant jeûner à l’extrême ses moniales, n’aura dans ses comptes de fin d’année que des frais de fonctionnement.
En 1946, le Secours Catholique envoyait de Paris des camions de lait et de couvertures dans toute une France affamée et ruinée. C’était la phase épicière.
En 1960, le Secours Catholique, de Calais à El Golea, anime et coordonne un immense réseau de comités et de délégués. C’est donc ici qu’apparaît la notion de « service rendu ».
C’est donc un travail pédagogique. C’est donc un secteur :
a) où il n’y a pas de recettes propres. Le public donne pour Fréjus. Personne ne donnera pour l’Aumônerie des Prisons ni pour les travaux de théologie sur la Charité.
b) où, au bilan n’apparaissent que des frais de gestion.
Prenez un hôpital des Sœurs Blanches en Kabylie :
Les frais de gestion sont énormes : bâtiments, instruments, pharmacie.
Les recettes sont nulles : elles ne soignent que des pauvres.
Les distributions sont nulles : il s’agit de soins.
Au bilan, le pourcentage des frais de gestion approche des 100%.
Regardons la F.A.O. : C’est l’organe des Nations Unies chargé de lutter contre la famine. Elle a un budget énorme. Le public s’imagine qu’elle distribue du blé et du lait aux populations affamées.
Non, elle leur envoie l’équipement agricole et les cadres pour leur apprendre à cultiver. Plutôt que de distribuer mille pommes, elle pense qu’il vaut mieux apprendre à planter des pommiers. Mais évidemment, cela ne chiffre pas dans le bilan « distributions effectuées ». Si on lit le bilan comptable de la F.A.0. ou celui de l’hôpital des Sœurs Blanches, ou celui du Secours Catholique comme on lit celui de l’épicier du coin ou celui du banquier du faubourg en cherchant le pourcentage des frais généraux, alors on est en pleine confusion.
Résultat de tout ceci.
A la lecture du bilan du Secours Catholique :
le poste A : « Opérations spectaculaires » présente un pourcentage de frais au-dessous de la normale ;
le poste B : « travail journalier, aumônerie des hôpitaux, des prisons, de l’éducation surveillée, Services des malades, des étrangers, relations internationales, etc… » présente un pourcentage de frais de gestion qui scandaliserait le public de 1900.
J’ai dit « qui scandaliserait le public de 1900 », habitué aux méthodes ventes de charité, bals de charité, membres honoraires, un sou pour racheter un petit Chinois, etc… Ne rions pas : du bien a été réalisé ainsi à travers le monde entier. A chaque époque, ses méthodes.
Mais, ce qui est curieux, c’est l’évolution du public : cette notion de frais de fonctionnement du Secours Catholique, Il y a dix ans seulement, aurait scandalisé le public de 1949.
Aujourd’hui, mettez-moi devant n’importe quel auditoire, et laissez-moi soixante minutes pour exposer cette notion, pour citer les exemples vécus des exagérations radiophoniques de Fréjus d’une part, et du travail rationnel de coordination du Secours Catholique d’autre part : j’en ai fait cent fois l’expérience, dans tous les diocèses depuis dix ans. Devant des milieux les plus divers, on voit l’auditoire approuver sans restriction cette méthode de travail et ce passage de la phase épicière à la phase pédagogique.
Ainsi il y a changement dans la compréhension du public. Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé du temps : la roue a tourné.
En 1910, les enfants à l’école apprenaient par cœur la longueur du fleuve Ienissel et l’altitude du Gaurisankar. En 1960, ils apprennent aussi la famine des Indes. Dans le domaine économique, ou politique, ou syndical, ou sportif, l’homme moyen de 1960 a de petites clartés (confuses, je le sais) sur un peu tout. Il entend Mozart sur son transistor et pendant ses congés payés, il visite Chenonceaux ou Venise. C’est nouveau. De même un historien expliquera que, prise dans ce même rythme la communauté paroissiale ou diocésaine a gagné un sens plus précis de ses responsabilités nationales ou internationales. Il se peut que le Secours Catholique y ait contribué. Il a tout fait pour essayer d’y contribuer. C’est un sens de l’Église qui s’est amplifié. Le public ne l’analyse pas avec précision. Il le devine confusément. Mais c’est un fait. Et cela ne déplairait pas à Saint-Paul : l’Église du Christ prend conscience de ses dimensions , elle grandit. Deo Gratias.
Le Secours Catholique a besoin de techniciens financiers méticuleux comme Sully et rigoureux comme Colbert : sans eux ce serait le désordre dans les comptes, donc la vie même du Secours.
Mais nous ne sommes plus au temps de la gabelle, ni des fermiers généraux, ni des bons de pain de 1910. Avec les dons confiés par un public généreux, comment traduire en réalisations ces préoccupations nouvelles de la communauté paroissiale ou diocésaine ?
C’est un problème de gouvernement, donc de choix : gouverner, c’est choisir. Et, c’est tout le rôle et la lourde charge du Conseil d’administration.
J.R.