Action psychologique
Jean RODHAIN, « Action psychologique. Jérusalem », Messages du Secours Catholique, n° 98, mai 1960, p. 1.[1]
Action psychologique
JERUSALEM (de notre envoyé spécial)
Au soir de Pâques, 18h3O.
Sitôt entré en ville, je suis allé aux renseignements. Or, il faut l'avouer : la police ou bien ne savait rien, ou bien ne voulait rien dire. Un étranger comme moi est toujours suspect d'ailleurs, en Orient. Chacun se méfie. Et, au fond, chacun est inquiet ce soir. Parce que, si la nouvelle était exacte, chacun pourrait tout craindre.
Dans cette affaire de torture de jeudi dernier, l'armée a été complice évidemment, et si cet inculpé triomphe, c'est un scandale qui rejaillit sur l'Etat-Major.
Dans l'insurrection de vendredi, la foule n'était pas seule coupable. On connaît les magistrats qui sont dans le bain : si le condamné revient en vainqueur, il va prendre des sanctions immédiates.
Enfin, parmi ses fidèles eux-mêmes, personne n'a la conscience tranquille. Partout il y a eu collaboration et même en « haut lieu », triple trahison dans la nuit du jeudi au vendredi. Que son retour renverse la situation et ce vainqueur va procéder aussitôt chez les onze à une « épuration » implacable.
Les bouches sont cousues. Mais personne n'est tranquille, ni au Sanhédrin, ni dans les cénacles de banlieue.
23 heures.
C'est incroyable, mais on ne peut plus rejeter a priori l'incroyable : les preuves se multiplient. Grâce au correspondant local de notre journal, j'ai pu joindre un témoin qui, en raison de la gravité des faits, désire garder l'anonymat. C'est un fossoyeur municipal : il a entendu deux femmes revenant du Sépulcre. La pierre était roulée, disaient-elles, et le tombeau vide.
Ce bruit est impossible à contrôler car un cordon de police garde tout le quartier du Calvaire depuis midi. Les agents sont intransigeants et, vis-à-vis, de la presse, une fois de plus, hélas ! d'une obstination allant jusqu'à la brutalité. Mais on ne sait comment ce bruit, comme un éclair, a déjà traversé toute la Galilée. Et le plus étonnant, c'est cette absence du triomphateur lui-même. On s'attendait, après le tonnerre du vendredi soir, après le voile du temple déchiré, à une réplique terrifiante, à un retour vengeur, foudroyant à la fois Pilate et Caïphe et Pierre. Rien. Rien que ces histoires de linceul plié et d'un soi-disant jardinier qui aurait dit "ne me touchez pas" à une certaine "fille" dont notre journal avait déjà entretenu nos lecteurs à propos d'un fait-divers assez équivoque, la semaine dernière.
Tout ceci crée une fièvre de curiosité et il faut reconnaître qu'à l'idée de son retour, la terreur d'hier se nuance maintenant d'une sympathie inattendue. Si résurrection il y a, il faut reconnaître dans le scénario une remarquable délicatesse vis-à-vis du public. Chaque détail "prépare" l'opinion sans l'affoler. Comme "action psychologique" c'est remarquable.
Mardi 15h3O.
Je confirme mon télégramme. "Ai assisté première entrevue officielle avec Comité des onze. STOP." L'évènement s'est produit il y a une heure à peine. Poursuivant mon enquête, j'avais réussi à pénétrer dans une de ces chambres hautes (appelées ici cénacles) qui servent de rendez-vous au comité. Quartier populaire, maison plus que modeste, personnages d'un niveau intellectuel nettement au-dessous de la moyenne. Dans le groupe, on discute et on compare les ouï-dire. Celui qui semble le chef me parait bouleversé d'inquiétude. Tous avec nervosité regardent sans cesse vers la porte. Ils s'attendent à voir entrer quelqu'un.
La porte n'a pas bougé, mais tout à coup, il y avait quelqu'un de plus dans la chambre. Dans un silence total, chacun - moi aussi d'ailleurs - a ressenti un coup de chaleur au cœur. on a entendu distinctement : "La paix soit avec vous." Et puis après, ils ont expulsé les reporters et ont commencé à causer à voix basse. Je suis parti aussitôt vous téléphoner l'évènement. Demain, un télégramme détaillé suivra.
Mercredi 17h.
Il est insaisissable, mais partout on l'a vu. Sur la route d'Emmaüs, nous venons d'interroger le chef renommé de l'Auberge Bleue. Il affirme avoir servi hier soir trois repas (menu simple, avec pain et vin), mais au moment de payer il n'y avait plus que deux voyageurs lui affirmant que le troisième, c'était Lui.
L'opinion est de plus en plus divisée, les uns craignent de sa part une épuration radicale, d'autres, avec Thomas, traitent ces gens de visionnaires et d'hallucinés. Seules quelques femmes L'attendent sans Le craindre.
Jeudi, 19h45
Ce qui est arrivé dépasse l'entendement. Il ne s'agit pas d'un fantôme. Il ne s'agit pas d'un retour à la vengeance. Il ne s'agit pas non plus d'un malade guéri mais au cerveau usé par l'âge et les émotions. Cet homme qui revient de la mort est d'une lucidité et d'une précision bouleversantes.
- Il entre. Il va droit au chef des sceptiques et sans un mot, sans hésitation, ouvre son propre vêtement, lui présente sa plaie dans son côté et place dessus la main de Thomas pour qu'il vérifie la trace du coup de lance, et ensuite la place des clous dans les mains. Et voilà Thomas qui tombe à genoux en criant sa foi.
- Pierre - comme un télégramme retenu par la censure locale vous l'avait précisé - avait trahi trois fois. Or, à la rencontre de ce matin, pas un mot sur sa trahison. Mais, à mi-voix, une question sur leur amour d'amitié. Puis elle est répétée doucement. Et à la troisième répétition, sans autre reproche, ce Pierre du triple reniement s'effondre au triple rappel et, d'un coup, cet invraisemblable ressuscité le sacre chef et pasteur du troupeau.
Il y a là une méthode entièrement nouvelle. Et ceux qui ont pu Le rencontrer prétendent qu'Il est une "Présence" inimaginable, dégageant une charité jusqu'ici inconnue, capable de vous changer un interlocuteur avec une seule phrase.
Je lui ai demandé pour nos lecteurs une interview exclusive. Jean, le plus jeune du Comité des Onze, et qui semble Lui servir de secrétaire, me l'a promise pour demain.
Vendredi 11h15
Télégramme : STOP. Primo. Pour rédaction journal. Vous confirmons texte interview envoyé hier soir STOP. Secundo. Suit message personnel pour Direction journal : Ai regret vous donner ma démission immédiate avec remboursement à mes frais de préavis légal STOP. Suis embauché sur place dans équipe 72 disciples STOP. Amitiés STOP. MARC.
Pour copie conforme
Mgr Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : CGV, pp.237-241.