Billet à Gagarine
Jean RODHAIN, « Billet à Gagarine », La Croix, 21 avril 1961.[1]
Billet à Gagarine
Pour la première fois dans l'histoire, un homme découvre un nouveau monde. Il y plante aussitôt solennellement la croix de Jésus-Christ. Cet homme s'appelait Christophe Colomb et sa croix, plantée le 12 octobre 1492, traduisait la foi de tout le monde du XV° siècle.
Pour la première fois dans l’histoire, un homme découvre un nouveau ciel, le 12 avril 1961. Il y chante aussitôt bruyamment un hymne sans foi qui traduit le laïcisme du XX° siècle.
Pendant ce temps, l'Église prépare le Concile œcuménique...
Alors, son journal lu, le « typophage » se demande qui, de Christophe Colomb ou de Gagarine, est le gagnant. Le « typophage », comme vous le savez, est cette nouvelle espèce d'homme infirme qui ne peut plus penser, ni prier d'ailleurs, qu'après avoir absorbé quelques pages typographiques. Cette infirmité du « cerveau lecturant » a frappé une certaine partie de la race blanche au début de ce siècle, à peu près en même temps que la poliomyélite.
Même l'homme le plus immobile dans sa cuisine aperçoit tout de même sur l'écran de sa télévision les craquements du Congo.
L'homme voyageur à travers le monde est hanté par les remous du tiers monde qui a faim et qui cherche ses prophètes.
L'homme attentif devant cette géographie de la faim est frappé par les couleurs de cet atlas : les pays chrétiens sont souvent parmi les mieux nourris, les pays païens sont souvent parmi les mal nourris.
Donc, les évêques du Concile, pasteurs de tout le troupeau, ont un premier souci : « Misereor super turbam. J'ai pitié de cette foule... »
Beaucoup d'autres problèmes sont plus importants au Concile. Mais il n'est pas possible que celui-ci ne soit pas étudié : ce monde crie plus fort qu'au XV° siècle sa faim de pain et sa faim de savoir.
Parmi ces gamins de 10 ans qui, sous ma fenêtre, bricolent des fusées avec une pompe à bicyclette, celui-ci sera-t-il le Pascal de l'an 2000 ? Un Pascal qui n'inventerait pas seulement une brouette spatiale, mais trouverait l’équation de l'appétit et du pain. Qui découvrirait non pas l'équilibre du mercure et de l'air, mais celui du blé sans acheteur et des foules sans pain ? Un Pascal enfin qui construirait le porche triomphal d'une Jérusalem nouvelle. La Jérusalem des laboratoires et des astronautes, avec ses psalmistes de l'atome, ses prophètes des mondes à découvrir, et tout son peuple à genoux devant l'Eternel. Un peuple neuf, contemplant la même Bible, mais y découvrant des reflets inattendus. Un peuple regardant sans vertige des mondes insoupçonnés et des forces inconnues, et criant plus fort que David sa foi au créateur tout-puissant.
Et qui me dit qu'il n'est pas le François d'Assise de l’an 2000, ce crayonneur aux cheveux fous, cet adolescent sans cesse en conversation avec mon bon chien, ce grand enfant aux silences déconcertants et qui, enfin, ce matin, en se sauvant comme un voleur, m'a laissé son papier que je relis ce soir en secret :
Béni sois-tu Seigneur pour mon frère l'atome, la plus humble des créatures puisqu'elle demeura cachée à tous les frères qui nous ont ici-bas précédés.
Béni sois-tu Créateur pour cette monnaie si menue avec laquelle depuis toujours, en des merveilles d'assemblages infiniment petits, tu composes, molécule par molécule, aussi bien la goutte de rosée que la pierre du chemin, aussi bien, le matériau nouveau de la pétrochimie que le miel de la ruche embaumée.
Béni sois-tu Seigneur, pour ce monde atomique où tu permets dans un grain de poussière de découvrir mille soleils, et jusque dans la cendre même d’une seule goutte de pétrole d'entrevoir ta création renaître sans cesse en d'imperceptibles palpitations.
Béni sois-tu Seigneur au-delà de ma sœur Lune pour nos sœurs les nouvelles étoiles, présentes depuis toujours, mais pour nous depuis hier dans la stratosphère seulement devinées et à peine dénombrées.
Béni sois-tu pour cette voûte bleue qui n’est plus désormais une voûte fermée, mais la vaste porte vers tes jardins insoupçonnés. Pour ces multiples mondes dont l'éclat me parvient enfin et m'apporte ton message direct, je te bénis comme les rois mages te bénissaient pour leur unique étoile.
Béni sois-tu enfin, Seigneur, de te laisser deviner présent dans le grain d’acier aussi bien que dans le grain de blé où le lys des champs, dans le jeu des molécules aussi bien que dans le soleil transfigurant du Thabor ou les rochers fracassés du Vendredi saint.
Béni sois-tu Seigneur de nous avoir appris par la voix de ton apôtre Paul que ces merveilles ne sont encore que des miroirs et des énigmes préparatoires au divin dévoilé. Mais plus ces énigmes se développent et plus ces miroirs se multiplient, plus nous devinons, en t'adorant déjà, la splendeur de l'éternel face à face auquel tu daignes, nous, pauvres pécheurs, finalement nous convier. Amen. »
Mgr Jean RODHAIN.
[1] La fin de cet article -avec l'ajout d'une première phrase- a été réédité sous le titre "Béni sois tu Seigneur, pour cet âge nouveau…" dans : Les échos de St-Maurice, Bulletin de l'Abbaye de St-Maurice (Suisse), mai-juin 1961, pp.134-135, et sous le titre "Cantique de l'âge technique" dans une revue non identifiée, du 2nd trimestre 1961, dont le directeur est Philippe Rain.