Au seuil de l’escalier de 40 marches
Jean RODHAIN, "Au seuil de l’escalier des 40 marches", La Croix, février 1961.
Au seuil de l’escalier des 40 marches
Par Jean RODHAIN
Ce paquebot confortable est doté d’un radar qui détecte tout imprévu malgré brume et vent. Il voit dans la nuit. Quelle transformation depuis les navires du XIXe siècle ! Quel progrès depuis les Titanic aveugles d’il y a cinquante ans ! Quelle sécurité pour les touristes joyeux qui dansent dans le salon conditionné ! Tout est prévu pour leur totale sécurité. Tout, sauf cette petite poignée de pirates qui, en un tournemain, placent ces touristes conditionnés dans la condition de vulgaires captifs du temps des grandes barbaries. Et, malgré les radars et l’O.N.U., le paquebot tourne en rond pendant que les touristes confondent cette petite suie qui retombe de la cheminée avec les cendres de leurs grandes illusions radariennes…
Cet immense pays jaune entreprit un effort jusqu’ici incomparable. Les villes entières se mirent au labour, les villages entiers se convertirent au travail de l’irrigation. Des femmes jusqu’aux enfants, bien rangés par groupes de cent, s’avancèrent avec la terre en paniers, vers la fourmilière des barrages. Pour les rizières, on aurait désormais l’eau garantie. Tout était prévu. Un pays tout entier poussa un cri de triomphe pour avoir résolu le problème de l’eau. Il manqua la pluie. Car elle n’appartient pas aux hommes. Tout un peuple, hélas ! a faim. Dans ce pays perfectionné, un peuple meurt de faim sur sa terre sèche comme une cendre…
Il vient de prononcer le plus éblouissant des discours à l’Académie des sciences. Il a présenté l’homme à la veille de naviguer dans les astres. Il s’est gardé de toute technique. Il a démontré l’épanouissement total de l’humanité. Il a défini l’équilibre moral enfin atteint par l’homme de ce jour.
Elle est vraiment l’épouse digne de lui : son assurance rayonnante fait de ce ménage un type de réussite. Réussite complétée d’ailleurs par ce grand fils qui a enlevé tous les prix au lycée. On l’a arrêté hier, et c’est le commissaire qui a dû révéler, à lui et à elle, que depuis trois ans ce fils accompli dirigeait personnellement la pillage des villas de la banlieue Est. Et, cependant, humainement, ils avaient tout prévu, elle et lui...
La tour grandissait à vue d’œil, et les chariots tirés par les bœufs bien liés apportaient sans répit les briques de Haran et pour mortier le bitume de Gomorrhe. Certains soirs de pluie, où les nuages traînaient bas dans la vallée de Sennaar, les hommes pouvaient croire que la tour des hommes rejoindrait finalement la terre avec le ciel.
De celle Babel, il reste un petit tas de cendres, avec un texte : « Si le Seigneur n’édifie la maison, c’est en vain que peinent les bâtisseurs. » (Psaume CXXVI, 1.)
Quoi de plus réussi que moi-même ? pensait-il. Et sa vertu était véritable. Et ses efforts étaient authentiques. Et sa persévérance était garantie par trente armées d’ascétisme.
Et ses examens de conscience étaient scrupuleux. Et son bilan spirituel était limpide comme un rapport de commissaire aux comptes. Quoi de plus réussi jusqu’au soir de ce péché inattendu qui lui fit découvrir dans le mea culpa du Confiteor un mot amer à savourer, acide à prononcer. Un mot mille fois prononcé et qui vous brûle tout à coup quand, pour la première fois, il vous réveille dans votre nuit comme le triple cri du coq insolite réveilla Pierre. Un mot qui vous casse en deux quand on découvre pour la première fois combien il vous concerne non pas autour, mais au-dedans et en dedans de soi. Un mot qui vous sort du bilan cependant correct, et de l’examen cependant honnête, pour vous plonger tout vif dans l’implacable acide de l’originel péché. Dans l’acide de cette hérédité dont nous sommes tous rongés sans que jamais nous sachions assez y croire.
Seigneur, j’avais tout prévu, mais si vous ne bâtissez la maison… même les âmes ne seront que cendres.
Il y a vraiment des cendres dispersées sur le seuil du Carême, cet escalier aux 40 marches qui monte vers le porche des Pâques ensoleillées.