Ce passant au regard dur...
Jean RODHAIN, « Ce passant au regard dur », Messages du Secours Catholique, n° 4, mars 1948, p. 1.
Ce passant au regard dur...
Boulangerie, Librairie, Crémerie. En ce quartier populaire, la rue déroule son film d’étalages parlants. Mais parmi toute cette publicité en relief voici une droguerie qui détonne : ni paille de fer, ni peau de chamois. Sa vitrine présente un produit inattendu : un berceau. Un berceau noyé sous un flot de colis. Comme une bouée de sauvetage, surnage un disque maladroitement manuscrit : "Campagne des berceaux". Bien entendu, j’entre, j’interroge.
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Non, monsieur, je ne suis pas membre du "Secours". Ce sont les voisins qui m’ont demandé d’exposer ce berceau.
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Depuis ce jour là, mon magasin voit défiler toutes les mamans du quartier. Elles interrogent sur l’attribution de ce berceau. Elles me confient leurs inquiétudes. Elles me signalent celles qui ont un budget impossible ? Je n’aurais jamais cru qu’un simple berceau puisse provoquer de pareilles confidences. Pensez donc : la dactylo du 3ème sur la cour n’arrive plus, à la fin de son mois, à payer les boîtes de lait auquel son petit avait droit ! J’habite le quartier depuis dix ans, je n’avais jamais soupçonné ces misères cachées que depuis quinze jours je découvre, une à une, à propos de cette campagne.
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Et puis il y a les donateurs inattendus. Le soir même où le berceau fut exposé, la dame du 4ème en face est venue le remplir de laine cardée neuve "pour le matelas". Le lendemain matin, la matelassière du coin a protesté : « Un matelas, ça ne se confectionne pas par n’importe qui, il faut une spécialiste. » Elle a pris la laine et fabriqué le matelas elle-même. L’oreiller est arrivé le surlendemain, et tout le reste peu à peu. Même le monsieur du 3ème au regard dur qui ne dit jamais bonjour, il est entré hier en coup de vent pour déposer une enveloppe…
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Une simple vitrine. Un simple berceau. Une simple pancarte. Et autour de ce simple point de cristallisation, toute une fermentation rebondit. Celle-ci découvre la misère qu’elle regardait jusqu’alors sans la voir. Celui-là se découvre lui-même tel qu’il est, c’est-à-dire meilleur que le masque factice modelé sur son visage par les conventions quotidiennes… ce monsieur du 3ème qui n’osait pas dire bonjour, ce passant au regard dur, c’était un timide. Il n’osait pas aider. Il se défiait des autres. Il se défiait surtout de lui-même. Il attendait –sans le savoir- le choc de la vitrine et du berceau. Il attendait. Il vous attendait…
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Des gestes simples…
Il y a celui-ci, revenant de son jardin, qui se heurte au prisonnier portant son fardeau : il devient le Cyrénéen.
Il y a celle-ci, bouleversée par ce visage douloureux, qui tout à coup descend de son balcon et par un simple geste, devient, pour l’éternité, Véronique la bienheureuse.
Il y a surtout, déchaînée par les invisibles mains jointes d’une Marthe, d’une Marie, ou d’un Lazare inconnus, cette contagieuse charité dont inlassablement le Divin Chimiste ensemence les âmes les plus desséchées.
Des gestes simples…
En vous disant que ce passant au regard dur a besoin de vous, en vous demandant à l’occasion de Pâques une prière de plus, ou une adhésion de plus (faites chacun un adhérent de plus s’il vous plait…), le Secours catholique n’a rien inventé…
L’Inventeur des gestes simples, vous savez bien qu’Il cheminait, entre deux passants, sur une certaine route d’Emmaüs…
Jean Rodhain