Alain Thomasset publie : Les vertus sociales
Intervention d’Alain Thomasset à la soirée du 26 mars au Centre Sèvres : "La vertu chrétienne d’hospitalité : devenir l’hôte de son hôte". Présentation du livre Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius, 2015, 340 p.
La visée du livre
L’idée de ce livre est partie de mon intérêt pour la question des vertus qui est en plein renouvellement dans la théologie et l’éthique contemporaines. Après une éclipse notable où les vertus étaient considérées comme peu attrayantes, elles refont aujourd’hui un retour très remarqué, en particulier aux Etats-Unis, en Allemagne et plus récemment en France. André Comte-Sponville disait déjà en 1995 dans son livre Petit traité des grandes vertus : « Quel livre plus urgent, pour chacun, qu’un traité de morale ? Et quoi de plus digne d’intérêt, dans la morale, que les vertus ? » L’intérêt des vertus tient au fait de se préoccuper non pas d’abord ou seulement du mal à éviter mais du bien à réaliser. Les vertus sont en effet ce qui nous prédispose de manière stable à agir selon le bien, à orienter notre action de manière ajustée au bonheur recherché, en particulier vis-à-vis des autres. Elles nous obligent à nous poser la question du bonheur à rechercher ensemble. Par ailleurs les vertus mettent le doigt sur l’insuffisance des morales du devoir, sur l’incapacité des seules règles et des principes à fournir la motivation pour leur mise en œuvre ou pour résoudre les conflits de devoir. La morale n’est pas faite que de normes et de devoirs. Elle exige d’éduquer les sujets et les citoyens à une vie droite et bonne et de donner un horizon de sens et de motivation pour la vie ensemble. Enfin l’éthique des vertus est une éthique de l’apprentissage, elle nous met dans une perspective de croissance humaine. A l’heure où la question éthique fondamentale devient celle de la formation des sujets libres et responsables, de leur accompagnement dans un chemin de progression, les vertus sont très précieuses. L’éducation aux vertus dépend de traditions particulières de la vie bonne. Le christianisme est l’une d’elles et il peut beaucoup apporter à ce qui façonne en profondeur les individus et la vie sociale elle-même.
Ce livre parle des vertus sociales, c’est-à-dire celles qui sont en jeu dans les relations avec autrui et plus spécialement dans le fonctionnement de la société dans son ensemble. Si toutes les vertus sont potentiellement susceptibles d’acquérir une dimension sociale (l’estime de soi, le courage ou l’humilité par exemple), certaines ont un objet plus directement lié à la vie en société. Les vertus sociales ici étudiées, à l’aide d’exemple concrets et de leur enracinement dans la Bible, manifestent des visages particuliers de la charité. Ce sont les vertus du Royaume à vivre dès aujourd’hui. D’abord, la vertu de justice, qui traditionnellement oriente toute la vie sociale ; la vertu de solidarité, qui reprend un concept important de nos sociétés laïques ; les vertus de compassion et d’hospitalité, très présentes dans la Bible, dès qu’il s’agit des pauvres ou des étrangers ; enfin, l’espérance, qui apparaît aujourd’hui comme l’une des attitudes les plus nécessaires dans une société en proie à la désillusion et menacée de désespoir.
Il s’agit dans ce livre de faire une éthique théologique des vertus sociales. L’intention est théologique tout en étant attentive à la situation sociale présente. Pour chacune des vertus étudiées une première brève exploration de type philosophique est proposée. Il s’agit là d’une manière de rendre compte du souci de ne pas oublier le contexte contemporain de ces vertus et de leur possible traduction dans un langage commun. Dans un deuxième temps, la vertu est examinée dans son enracinement dans la Parole de Dieu, puis lorsque c’est possible dans la tradition chrétienne (en particulier dans l’enseignement social de l’Église). Par ailleurs, les vertus étant des attitudes pratiques, je donne des exemples de mise en œuvre de ces attitudes et des manières de les acquérir par des pratiques correspondantes. Enfin je reviens sur la dimension sociale de ces vertus en indiquant en quoi elles peuvent alimenter des « structures de vertu », s’opposant en cela aux « structures de péché ».
Si je m’attarde maintenant à la vertu d’hospitalité, je voudrais simplement insister sur deux aspects : sa place dans la réflexion éthique contemporaine, son enracinement biblique dans la tradition chrétienne.
La place de l’hospitalité dans l’éthique actuelle
Comment percevons-nous l’étranger et comment allons-nous réagir à sa présence ? avec hostilité ou avec hospitalité ? Il est remarquable de constater que ces deux mots ont la même racine : hostis (en latin) et xenos (en grec) qui dit à la fois l’étranger et l’ennemi. Face à ce qui nous est étranger ces deux réactions sont possibles. Notre regard et notre imagination conditionnent en partie notre manière de réagir.
En général, l’hospitalité se définit comme une action ou d’une pratique qui consiste à accueillir chez soi des visiteurs ou des étrangers, avec générosité et bonne volonté. Mais le visiteur peut être un ami intime ou un parfait inconnu. Il n’est pas ici question de l’hospitalité entre amis, mais de l’accueil de ceux qui sont d’abord des inconnus.
Dans nos sociétés, l’hôte accueilli ou non prend la figure de l’étranger, du migrant ou du réfugié, mais aussi celle de l’étrangeté des opposants politiques, ou des croyants d’autres religions.
Lorsqu’on y songe, l’hospitalité est à la racine de notre comportement éthique et de notre relation aux autres : « être moral c’est être hospitalier envers l’étranger » (Ogletree). Levinas, Ricœur insistent sur l’importance de se laisser déplacer, surprendre par l’altérité, d’être remis en question dans notre auto-centrage, pour nous ouvrir à la relation. Habermas nous dit qu’il ne peut y avoir de dialogue démocratique sans cette vertu d’hospitalité à l’opinion d’autrui.
Nous sommes marqués par la présence de l’étranger dès notre naissance, puis dans les surprises des rencontres. L’hospitalité est une dimension essentielle de notre vie.
Dans les civilisations antiques, l’hospitalité est une grande vertu, une convention sociale codifiée par des rites (accueil, repas, cadeau, échange des histoires, logement, rites religieux, soin des animaux, etc.). C’est toujours le cas dans les cultures arabo-musulmanes ou indoues, par exemple.
L’hospitalité dans la Bible
Dans l’AT : l’expérience d’être un étranger ou un résident temporaire était une composante essentielle de l’identité primitive d’Israël. Abraham, Isaac, Jacob ont vécu comme des étrangers dans la terre de Canaan. Plus tard les Israélites se retrouvent étrangers et opprimés en Egypte.
Une fois libérés d’Egypte et arrivés dans la terre promise, cette mémoire d’avoir été étranger est devenue centrale dans le code de l’Alliance : « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. » (Lv 19,33-34).
L’exercice de l’hospitalité est devenu normatif pour le peuple de Dieu, comme une imitation du comportement de Dieu et de son action d’hôte face aux besoins de son peuple. Dans l’AT, en dehors de l’appel à n’adorer que le seul Dieu d’Israël, aucun commandement n’est répété aussi souvent que celui de protéger l’étranger.
Une telle hospitalité personnelle est clairement mise en exemple dans les récits d’Abraham accueillant les trois visiteurs à Mambré (Gn 18,1-15), de Lot assurant la protection de ses invités à Sodome (Gn 19,1-23), de la veuve de Sarepta nourrissant Elie 1 R 17,8-16). En même temps une tension demeure entre ce devoir d’hospitalité et la crainte que les étrangers n’encouragent le peuple à succomber à des rituels idolâtriques en l’honneur des dieux étrangers. L’étranger peut être une menace pour la pureté de l’Alliance.
Abraham semble délaisser Dieu pour s’occuper des étrangers. L’hospitalité est plus importante que le culte (Rabbin Sacks). Il défend les habitants de Sodome contre Dieu. Il comprend que son élection n’est pas une exclusivité mais une responsabilité pour toute l’humanité. A l’inverse l’inhospitalité des Sodomites (Gn 19) est une injure devant Dieu, sévèrement punie.
Dans le NT, les thèmes de l’hospitalité, du statut des étrangers et des relations à Dieu sont aussi intimement reliés. Jésus lui-même, né dans une famille temporairement sans logis dans une ville étrangère, devint un réfugié en Égypte (Lc 2,1-15). Jean dit que le Verbe qui s’est fait chair n’a pas été accueilli chez lui, traité comme un étranger par le monde qui avait été créé en lui (cf. Jn 1,10-11).
Le ministère de Jésus, dans les synoptiques, souligne de deux manières le thème de l’hospitalité. L’annonce de la venue du Règne de Dieu est symbolisé par des repas festifs ou des grands banquets (Mt 8,11 ; 22,1-4 ; Lc 14,16-24) comme les repas de noces (Mc 2,18-22 ; Mt 25,21). Dieu est l’hôte de son peuple. Par ailleurs, les évangiles synoptiques montrent comment Jésus vit en accord avec cette venue du Royaume : en mangeant et buvant « avec les publicains et les pécheurs » (Mc 2,15 ; Mt 11,18 ; Lc 19,1-10), ou en les accueillant (Lc 7,36 ; 15,1-2), il révèle que le Royaume accueille ceux qui étaient perdus. En nourrissant les foules, il inaugure l’abondance eschatologique du banquet final. En fait Jésus manifeste l’hospitalité de Dieu à l’égard de tous, l’invité devient l’hôte. C’est particulièrement vrai dans l’épisode de Zachée, le publicain de Jéricho. Celui qui accueille Jésus est en fait accueilli par le Seigneur comme fils d’Abraham, réintégré dans la communauté croyante.
Les chrétiens sont invités à imiter le Christ dans son hospitalité. Paul et les Actes y insistent beaucoup et c’est devenu une caractéristique centrale des premières communautés chrétiennes du monde romain. « Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir » (He 13,14). « Car c’est grâce à l’hospitalité que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges » (He 13,2)
Quelques caractéristiques de l’hospitalité chrétienne
1) L’histoire de l’Israël ancien tout comme les textes du Nouveau Testament insistent sur le fait que les meilleurs hôtes sont ceux qui savent qu’ils ont été eux-mêmes étrangers, ou ceux qui ont fait l’expérience dans leur vie de leur manque de pouvoir ou de reconnaissance. Les chrétiens sont des « étrangers et des voyageurs dans ce monde » (1 P 2,11-12)
2) Si nous sommes devenus capables d’accueillir l’autre, c’est fondamentalement parce que nous-mêmes nous avons été accueillis dans notre vulnérabilité. Notre hospitalité est fondée sur celle de Dieu à notre égard.
3) En accueillant l’étranger, c’est notre relation à Dieu qui est en jeu. Pour Abraham, et Zachée l’hospitalité est une occasion de rencontrer Dieu en vérité et de découvrir sa miséricorde. Jésus lui-même s’identifie avec l’étranger ou l’homme dans le besoin qui nous fait peur : « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 24,41).
4) L’hospitalité est donc une occasion de conversion, et ceci selon diverses dimensions. L’hospitalité ne nous laisse pas inchangés et nous sommes souvent appelés à devenir l’invité de notre invité ou l’hôte de notre hôte. Abraham et Zachée révisent leur conception de Dieu, Pierre et Corneille (Ac 10-11) sont transformés tous les deux et leur communauté avec eux.
5) L’hospitalité en dernier ressort nous guide vers la réciprocité et l’amitié. Accueillir une personne est davantage que donner de la nourriture et un logement mais aussi un moyen de partager avec ceux que nous recevons et recevoir d’eux en échange le cadeau surprenant qu’ils peuvent nous offrir. Abraham reçut le don d’un fils, Zachée reçu le salut, la chance de retrouver son statut de fils d’Abraham et de devenir l’ami de Jésus, Pierre et Corneille initièrent une nouvelle relation d’amitié entre Juifs et Païen au sein de la communauté chrétienne. Une relation d’abord dissymétrique peut progressivement s’ouvrir à une réciprocité respectueuse de chacun.
Comme toute vertu, la solidarité a besoin d’être éduquée. Il s’agit d’effectuer « le passage d’une attitude de défense et de peur, de désintérêt ou de marginalisation – qui, en fin de compte, correspond à la ‘culture du rejet’ – à une attitude qui ait comme base la ‘culture de la rencontre’, seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur » (Pape François, Message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2014)
Alain Thomasset, sj