La création artistique, manifestation du don et de l’altérité
Extrait de « Culture du Don », par Françoise Faugeras, membre de la Chaire Jean Rodhain de l'nstitut Catholique de Toulouse. Sous la direction de MC Monnoyer et N.Geneste, Presses universitaires de l’ICT/ Lethielleux
La création artistique, manifestation du don et de l’altérité
A quoi tend donc cette vie ? Vers qui l’âme angoissée de l’artiste se tourne-t-elle quand elle participe à la création ? Que veut-elle annoncer ? « Projeter la lumière dans le cœur humain telle est la vocation de l’artiste » a écrit Schumann.[1] Nous allons voir comment.
De nos jours si la notion de don est encore bien présente dans la création artistique dans le don que l’artiste fait de lui même et qui permet au spectateur et au public de trouver une consonance dans son âme ; L’on ne peut néanmoins aborder le sujet de l’art sans parler des dérives d’un certain marché de « l’art pour l’art ». « Cet étouffement de toute résonance intérieure qui est la vie des couleurs, cette dispersion inutile des forces de l’artiste voilà l’art pour l’art ». L’homme qui pourrait parler à ses semblables n’a rien dit, rien donné, ainsi celui qui aurait pu voir ou entendre n’a rien vu ni entendu. Depuis les dernières décennies avec l’accélération de l’évolution des moyens de reproduction de l’image comme ceux de la communication ainsi que l’ouverture « immédiate » à la commercialisation de biens à contenu culturel et produits selon des méthodes industrielles, la notion de gratuité semble malheureusement trop souvent pervertie par une économie de marché qui ne tolère pas de voir longtemps une activité humaine lui échapper. Et pourtant « Il a fallu longtemps pour que soit reconnue la propriété artistique, littéraire et artistique, au-delà de l’acte brutal de la vente du manuscrit, de la première machine ou de l’œuvre d’art originale. Les sociétés n’ont en effet pas grand intérêt à reconnaître ce bienfaiteur humain ; on proclame volontiers que les œuvres sont le produit de l’esprit collectif aussi bien que de l’esprit individuel ; tout le monde désire qu’elles tombent au plus vite dans le domaine public ou dans la circulation générale des richesses. » [2]
Il semble maintenant que l’on arrive à une alliance du commerce et de la culture permettant de traiter l’œuvre d’art trop souvent comme un objet de consommation, pire encore comme un moyen de spéculation tel, que ce sont les marchés eux-mêmes qui créent les artistes. L’on peut se plaindre d’une concurrence excessive et de la surproduction. Le favoritisme, « la partialité, les coteries, l’envie et les intrigues viennent en conséquence d’un art matérialiste détourné de son vrai but. » [3] En effet comme pour toute activité humaine, et l’activité artistique n’y échappe pas, dès qu’il y a le désir de se faire valoir, d’être admiré ou de gagner de l’argent plus que nécessaire, celle-ci est alors pervertie, dévoyée dans son essence même. Mais quelle est cette essence même ? En face d’une forêt éclatante des tons de l’automne nous nous extasions devant telle ou telle chose qui nous émeut, l’artiste aussi qui perçoit la forêt elle-même et pour elle-même s’oublie dans la contemplation et si la nécessité intérieure pour lui se fait sentir, il traduira cette émotion qu’il fera partager à d’autres au moyen de son art et au-delà de la simple vision des choses. « Il y a toujours dans l’art un artifice et une illusion, mais dont on est jamais dupe ; et par leur moyen celui-ci réussit à nous rendre sensible l’essence même des choses, qui se dissimulent quand elles sont elles-mêmes sous nos yeux. »[4]
« L’art n’est t il pas la plus inutile de toutes nos occupations ? (quelle vanité que la peinture ! dit Pascal) ; et il est vrai qu’il se corrompt dès que la moindre pensée d’utilité le dirige ou s’y ajoute ; mais l’artiste lui sacrifie les occupations les plus sérieuses, et dans la contemplation de l’œuvre réalisée, il en oublie tout le travail et le labeur. Et c’est au travers de l’œuvre achevée, fruit d’une création toujours unique et personnelle, secrète et inimitable que l’œuvre permettra que se produise entre tous les hommes la communion la plus sincère et la plus émouvante. »[5]
L’art est chemin d’humanité, don pour le monde et la société
Nous allons voir comment la création artistique dans ses trois dimensions du don : le don reçu, le don intégré qui s’inscrit dans l’œuvre d’art, le don offert lorsque l’œuvre est proposée au public, s’inscrit dans une dynamique d’accomplissement, comme puissant moyen d’union et de communion même entre les hommes.
L’artiste et le don reçu
« Le sentiment inné de l’artiste est comme le talent de l’Evangile qui ne doit pas être enterré. L’artiste qui laisse ses dons inemployés est le serviteur paresseux. »[6] La charis c’est le don absolu et gratuit de Dieu, qui contient tous les autres, celui de son Fils (Cf Rm 8, 32), mais ce n’est pas simplement l’objet de ce don : c’est la manifestation de la générosité inépuisable de Dieu qui enveloppe la créature qui le reçoit. Dieu donne par grâce, et celui qui reçoit son don trouve grâce devant lui et est invité à participer à ce don de la grâce vers autrui dans le cadre d’une mission reçue de Dieu (Cf. Mt 10, 8 ; 2 Co 11, 7 ; 1 P 4, 10).
« Celui qui pratique avec passion l’art dont Dieu lui a donné le goût et le talent ne cherche pas de profit personnel ; il ne compte pas sur ses propres forces, il laisse s’épanouir en son cœur le meilleur de lui-même en homme libre et lucide, désintéressé.[7] » « L’artiste, lorsqu’il ne s’abandonne pas à ses pulsions, s’abandonne à l’appel qui lui vient d’un point qui se trouve au-delà de lui même et il se livre tout entier à l’inexprimable, un don qui surgit du plus intime de son être. » [8] Si l’on rapproche les deux mots « don » et « art » nous pensons au don que l’artiste possède pour traduire ses émotions. Le don artistique comme nous allons le voir est quelque part une « grâce » donnée à quelques uns pour permettre d’exprimer dans une œuvre ce quelque chose qui nait dans le silence, qui surgit du plus intime de leur être et qui rejoint le cœur des autres ?
Comme le dit si bien le peintre Kandinsky « l’artiste est la main qui par l’usage convenable de telle ou telle touche met l’âme humaine en vibrations. » Il est donc clair (pour un peintre) que l’harmonie des couleurs, comme l’harmonie des sons chez un musicien doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine.[9]
La dimension du don intégré ou don que l’artiste fait de lui-même dans la réalisation de l’œuvre
Le don ou capacité de l’artiste à traduire les émotions de l’âme humaine demande et doit se réaliser au travers d’une œuvre sinon cette aptitude reste à l’état de vaine imagination ou illusion chimérique. Aussi l’on peut dire, que quelque soit le caractère propre de son élaboration, une œuvre d’art demande travail et labeur. En effet bien que celle-ci soit le fruit d’une nécessité intérieure, sa réalisation est le fruit le plus souvent d’un rude labeur, d’un conflit, d’une lutte où l’homme avec sa misère et sa fragilité « doit se soumettre à l’appel du plus profond de son être en même temps que l’artiste tente de rendre dans la matérialité ce qui touche à l’humain comme au spirituel. « Chacun des actes de l’artiste chacune de ses sensations, chacune de ses pensées est le matériau impalpable, mais solide d’où naissent ses œuvres… »[10] Au moyen de mouvements et de postures dans la danse, de la voix dans le chant, de lignes, de couleurs dans la peinture, de sons dans la musique, comme de la matière dans la sculpture, mais aussi d’images verbales, l’artiste transmet ses sentiments comme une nécessité intérieure. « Et pour cela il se sert des différentes formes d’art pour s’exprimer tout en choisissant la forme qu’il possède exclusivement[11]. » La parole qui transmet les pensées de l’homme, est un moyen d’union entre eux, et l’art aussi en est un. Or ce qui distingue l’art, comme moyen d’expression, d’avec la parole, c’est que par la parole l’homme transmet à autrui ses pensées, tandis que par l’art il lui transmet ses sentiments et ses émotions. Aussi le don dépasse-t-il l’artiste lui-même en ce sens qu’il n’agit pas pour donner. C’est simplement par la manière de s’exprimer au travers de son art que celui-ci permet de faire éprouver à d’autres ce qu’il a déjà éprouvé et en l’évoquant ainsi d’être un moyen d’union entre les hommes qui s’y reconnaissent, les rassemblant dans un même sentiment. C’est en cela que l’art est indispensable pour la vie de l’humanité et pour son progrès dans la voie du bonheur.[12]
Du don reçu à l’œuvre réalisée et puis offerte ou De la nécessité intérieure à la conception de l’œuvre jusqu’à l’œuvre offerte et reçue par le public
L’œuvre, fruit de l’activité créatrice comme l’accomplissement d’un travail, fruit de ce que certain pourrait nommer « grâce » ne peut exister totalement si elle n’est remise, offerte au public.
« Pour donner de l’art une définition correcte il est nécessaire (…) de le considérer comme une des conditions de la vie humaine. Et vu sous cet angle, nous ne pouvons manquer de constater tout de suite que l’art est un des moyens qu’ont les hommes pour communiquer entre eux. Toute œuvre d’art a pour effet de mettre l’homme, à qui elle s’adresse, en relation, d’une certaine façon, à la fois avec celui qui l’a produite et avec tous ceux qui simultanément, antérieurement et postérieurement en reçoivent l’impression. » C’est ainsi que l’art par cela même est intemporel et traverse les âges.
C’est toute la dimension de l’œuvre qui s’accomplit quand elle est donnée au public. Il ne peut y avoir de don sans altérité sans le « je » de l’artiste concepteur de l’œuvre et le public bénéficiaire de l’œuvre offerte. Le don relatif à la création artistique correspond à cette rentrée en soi même qui grandit l’artiste lui même comme ceux qui vont le recevoir et en bénéficier en communiant à son œuvre. Ainsi nous pouvons nous rendre à l’évidence que l’art non seulement permet de communier au mystère de l’homme que l’artiste exprime avec ses propres mots sa peinture ou son chant, mais « il crée un lien entre tous les hommes tant ceux qui pratiquent cet art que ceux qui le contemplent ou en jouissent …Etant l’expression de tout ce qui est humain l’art authentique s’adresse à tous les hommes, ils les rassemblent comme le fait l’amour…lorsque nous écoutons ensemble un concert, lorsque nous admirons une œuvre d’art, nous recevons tous ce don, chacun à notre manière et cette expérience nous enrichit. »[13] Matisse disait, lui-même « qu’il donnait à voir ».
Le film « le Festin de Babeth » présenté par le P. Joseph Marty nous introduit à toute la symbolique d’un repas où le don se donne à voir au cinéma.
L’association Domino qui met en scène en particulier des personnes en situation de handicap mental, souffrant de troubles psychiques, traversant des difficultés professionnelles, familiales ou sociales, ceux qui comptent parmi ces « démunis » de la terre nous a donné à voir son interprétation du Petit Prince de Saint Exupéry à partir d’un diaporama. Par le biais de ces diapositives exposées sur fond musical et sans parole, les acteurs nous ont apprivoisés avec leur présence au-delà des mots. Ceux-ci, au travers de leur handicap accepté et de leur fragilité qui les obligent à une nécessaire dépendance nous ont permis d’accueillir, dans leur interprétation et leur expression du Petit Prince ces touches qui font vibrer l’âme humaine révélation d’une « transcendance » à l’intime de chaque homme, source d’une vraie joie.
Si l’essentielle beauté des choses est invisible pour les yeux, si pourtant elle aspire à être manifestée, elle réclame pour qui la contemple l’effacement de soi-même, et pour qui la manifeste le consentement à se rendre visible jusque dans ses vulnérabilités.
[1] KANDISKY, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier Folio essais Denoël 1954. P56
[2] Marcel Mauss et le don dans l’art contemporain internet Cairn info
[3] KANDISKY, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier Folio essais Denoël 1954.
[4] Lavelle Louis, Chroniques philosophiques, Science, Esthétique, Métaphysique, Ed Albin Michel, Paris 1967
[5] Lavelle Louis, Chroniques philosophiques, Science, Esthétique, Métaphysique, Ed Albin Michel, Paris 1967P94
[6] KANDISKY, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier Folio essais Denoël 1954. P140
[7] L’art et son message, Textes choisis par les moines de l’abbaye de Solesmes, Le Sarment / Fayard 1993 P88
[8] L’art et son message, Textes choisis par les moines de l’abbaye de Solesmes, Le Sarment /Fayard 1993 P36
[9] KANDISKY, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier Folio essais Denoël 1954 P112
[10] Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier Folio essais Denoël 1954 P202
[11] TOLSTOI dans qu’est ce que l’art, ¨chez André DEZ L’art comme base et épanouissement de la morale Essai Ed Méridien 1943.
[12] TOLSTOI dans qu’est ce que l’art, ¨chez André DEZ L’art comme base et épanouissement de la morale Essai Ed Méridien 1943.
[13] L’art et son message, Textes choisis par les moines de l’abbaye de Solesmes, Le Sarment Fayard 1993