Préface de "Pèlerins comme nos pères"
Jean Rodhain, « Préface » in Jacques Madaule, « Pèlerins comme nos pères », St-Mandé, La Tourelle, 1950.
Préface
Voici en face de la Grotte de Lourdes la prairie paisible transfigurée. Ce tapis vert est surchargé comme une carte d'Etat-Major. Cent charpentiers l'ont marqué des signes monstrueux des Oflags et des Stalags : une véritable carte d'Allemagne, où le Rhin est remplacé par le Gave, s'accroche par les crochets de deux ponts d'acier à la roche de Massabielle. En ce soir de Septembre 1946 cent mille hommes terminent ici un cheminement commencé depuis plus de cinq années. Par Graudens et l'Oflag IV D, par Buchenwald et Rawaruska, ils sont venus finalement vers cette prairie. Ils ont prié. Il n'y a pas eu de discours. Ces habitués du silence ont dialogué - dans le secret - avec cette "Notre-Dame" qui les attendait. Tout est fini : une dernière fois face à la Grotte, ces milliers d'hommes, chacun une lumière à la main vont rentrer chez eux. Et tout d'un coup, comme dans une trouvaille unanime, chaque groupe se précipite vers les constructions marquant les camps. En un seul geste, poutres et poutrelles sont arrachées. Des grappes de dix et vingt hommes les emportent lourdement en procession. En une seconde la carte du passé est effacée. Buchenwald et les Stalags sont apportés devant la Grotte, emportés au loin. Ces hommes marchent déjà vers leurs foyers, où Notre-Dame les attend.
Il faut avoir entendu ce bruit sec des poutres brisées. Il faut avoir vu cet arrachement subi et symbolique. Il faut avoir vu ce cortège des prisonniers dans la nuit de Lourdes pour deviner ce que c'est qu'un pèlerinage....
J'ai vu l'autre Grotte, la vraie : celle où Marie attendit non point Bernadette, mais l'Enfant. Celle où Notre-Dame n'avait pas de chapelet ni de ceinture bleue, et où il n'y avait pas une bergère mais des bergers. J'ai rencontré à l'orée de BETHLEEM les bergers avec leurs moutons, de pauvres bergers avec de pauvres moutons. Et ensuite la Grotte véritable. Et dans la Grotte ce privilège inouï de la solitude et du silence au lieu même où toujours les pèlerinages se sont bousculés. Dans BETHLEEM désolée par la guerre de Palestine, dans BETHLEEM isolée du monde, dans BETHLEEM où chaque pierre est le témoignage des pèlerins, nos pères, il faut avoir vu la Grotte de la Nativité solitaire en I949, pour comprendre ce que c'est qu'un lieu de pèlerinage...
Et ce matin de Pentecôte 1950 le "Veni Creator" de Tierce se chante, malgré la Sixtine, dans toutes les langues du monde pour le pèlerin attentif bien placé dans la basilique. Près de la tombe de Pierre, le successeur de Pierre vient d'inscrire une reine de France au calendrier de l'Église. Il va commencer le Sacrifice sur l'autel encadré des colonnes du Bernin : elles tordent leur bronze comme les fumées d'un bûcher. C'est un bûcher en effet que ce Sacrifice allumé par Abraham dans la nuit des temps. Le bois du Calvaire en fut la réalisation exacte. Et ces flammes de Pentecôte éclairent ce matin sur cet autel du Sacrifice l'Agneau immolé.
Voici l'Hostie consacrée. D'un geste interminable, comme s'il voulait signifier par cette Hostie sacrifiée toute l'explication de l'ANNEE SAINTE, le Pape la présente aux pèlerins innombrables. Ils déferlent jusqu'aux marches du bûcher depuis le fond de la basilique. Ils sont de partout. Le roi nègre avec sa cour, le pèlerin solitaire, la caravane encadrée par l'agence, le sacristain du village breton, les journalistes américains, les milliers de groupes paroissiaux de toute la France, le bloc compact des germaniques, la pèlerine anglaise qui revient pour la 20ème année avec le même Baedeker à la main, et l'artisan qui n'était jamais sorti de chez lui, le technicien du camping, et l'imprévoyant tout radieux, le délégué auquel la paroisse a fourni fraternellement le voyage et la religieuse espagnole sortie intacte d'une fresque dorée, et celui qui est venu de son usine, en cachette, sans le dire à son curé ni à son syndicat. Ils sont tous là, pèlerins de l'Année Sainte.
Comme une ligne de surface révèle les lames de fond les pèlerinages sont un fait révélateur des mouvements profonds de l'humanité.
Ce volume veut simplement étudier ce fait.
Abbé Jean RODHAIN