Limites des secours
Limites des secours
Extrait de l'agenda du roi mage Gaspard, le nègre
(Tome II, page 1 de son itinéraire de retour)
Cet autre chemin emprunté ce matin au départ de Bethléem pour éviter Jérusalem et la police d'Hérode, n'est qu'un sentier de contrebandiers, accroché à flanc de montagne, serpentant autour des cactus et des rochers, il est certes plus malaisé que la grand‑route habituelle. Cependant ma monture à pu conserver toute la journée son allure de course, car elle est allégée. A l'aller, ce fardeau de myrrhe était vraiment encombrant. Vingt fois il avait glissé, mal arrimé, sur le bât. Et refaisant sans cesse cet emballage, je me demandais à chaque étape si j'avais eu raison de choisir ce colis de parfum. La myrrhe est évidemment, dans mon pays, un présent apprécié. Mais était‑ce le secours attendu ? On ne sait jamais si on choisit bien ses cadeaux. En cheminant derrière l'étoile, j'avais confié mes craintes aux deux autres. Melchior, très porté sur les prophéties, accordait à ma myrrhe un sens caché, et Balthazar, plus pratique, me détaillait les usages ménagers auxquels une jeune épouse saurait l'employer.
Au moment de l'offrande, un seul regard de Marie m'a rassuré. Maintenant je suis tranquille.
Mais je ne sais pas bien ce qu'elle en fera. J'aurais dû demander. J'ai oublié à Bethléem de poser cent questions qui me viennent seulement maintenant à l'esprit.
Pourquoi ce jeune charpentier était‑il à la fois affectueux et discret ? Pourquoi l'enfant ne parlait‑il pas, puisqu'il était roi ? Puisqu'il commandait à l'étoile, pourquoi se résignait‑il à l'obscurité ? Pourquoi tout Bethléem n'adorait‑il pas avec nous ?
Et pourquoi donc, lorsqu'en le quittant, nous avons, à l'enfant, souhaité «longue vie», ces deux mots ont‑ils rempli nos bouches soudain interdites d'un pâteux parfum de miel et de vinaigre ?
Pourquoi n'avons‑nous pas songé à demander la liste de ce qu'il fallait faire chaque semaine ? Nous aurions dû obtenir des précisions sur l'avenir, ou tout au moins sur cette année qui commence. Pourquoi enfin sa Mère ne nous a‑t‑elle point demandé d'autres secours ?
Dans cette Épiphanie, dans cette illumination, que d'obscurités. Parmi tant de clartés dévoilées, que d'inexplicable, que de secrets, que de mystère.
« Seigneur de la Crèche, nous vous avons entrevu le temps d'un éclair, pour déjà retourner en nos terres ténébreuses, derrière nous voici que chemine la caravane humaine, tâtonnant comme nous dans la nuit. Et moi, le Roi nègre qui demain retrouverai ce palais où je règne sans limites, je ne sais même pas ce que vous ferez du don que je vous ai apporté. C'est comme si j'avais lancé une pierre dans un lac sans fond, c'est comme si j'avais joui d'une harpe aux résonances inconnues.
« On ne sait jamais ce qu'un secours apporte dans cette profondeur secrète qu'est l'âme d'un autre.
« Seigneur, apprenez‑nous donc à ne pas confronter le limité de nos dons et l'illimité de vos multiplications.
Apprenez‑nous a ne pas confondre notre humaine arithmétique avec votre ineffable charité et ses incalculables secrets.
Si vous nous dites un jour que la main gauche ne peut vraiment pas savoir ce qui est donné par la droite, nous tâcherons de comprendre. Car dès qu'il a quitté la main droite, ce don saisi par Vous, Seigneur, il prend aussitôt un autre poids dans cette atmosphère aux pesanteurs insondables qui se nomme le mystère de votre amour. Véritable mystère, certes, où nous ne verrons clair que lorsque vous nous fermerez les yeux, Seigneur. »
Pour copie conforme
Jean RODHAIN