La coiffe de dentelle
Jean RODHAIN, « La coiffe de dentelle », Messages du Secours Catholique, n° 31, mai 1953, p. 1.[1]
La coiffe de dentelle
Au moment de la remise du récent convoi offert aux sinistrés de Hollande, maints discours de remerciements entendus par les délégués du Secours Catholique, devraient être imprimés ici, car ils étaient pour vous. Parmi ces discours, je choisis une histoire. Dans une des séances de remerciements, une Zélandaise, en costume local, parcourut les rangs de notre délégation française pour distribuer à chacun un message de gratitude d'un groupe de vieillards hospitalisés dans un asile créé grâce a vos dons. Quand chacun eut bien observé son extraordinaire et gracieuse coiffure, toute de fils de dentelle et d'or, le président se leva et raconta cette histoire :
Dans le raz‑de‑marée, cette grand‑mère perdit tout ses enfants, ses petits‑enfants, sa ferme, ses terres. Seule survivante de toute une famille, elle fut accueillie, hospitalisée, soignée, entourée par le Comité local du Secours Catholique. Modèle de discrétion et de résignation, elle n'articula jamais une plainte, elle ne demanda rien.
Et voici qu'à la fin du Carême, elle s'en vint trouver le président pour réclamer une coiffe. Les paysannes de ces îles de Zélande se transmettent, de génération en génération, leurs célèbres coiffes de dentelle aux filigranes d'or. Il semblait impossible à cette pauvre vieille sinistrée de se présenter à la grand'messe de Pâques, tête nue. Elle demandait une coiffe.
Une coiffe coûte cher. Le Comité local estima que les dons reçus pour les sinistrés étaient destinés à l'achat de couvertures, de médicaments ou de meubles. Il n'osa prendre une pareille décision et renvoya la question au Comité diocésain.
Le Comité diocésain, gardien de fonds recueillis pour la région et soucieux de ne les affecter qu'à des secours « utiles », recula devant la demande de la grand‑mère et décida de porter le problème de la coiffe au Comité national.
Le Comité national siège dans une sombre salle aux boiseries noires. Ses graves réunions font penser à une toile de Rembrandt et, sur le tapis du bureau, au milieu des lourds registres, on cherche instinctivement, à côté du sablier et de la plume d'oie, la balance de la justice.
Or, c'est à l'unanimité, après une fort longue délibération, que le Comité national décida que l'intention des donateurs étant de faire, avant tout, un acte d'amour vis‑à‑vis de ceux qui avaient souffert, il ne pouvait y avoir, en face de la douleur d'une grand‑mère, ni catalogue, ni barème qui tiennent. Par conséquent, non seulement elle aurait sa coiffe, mais un crédit serait voté sur‑le‑champ pour que toutes celles qui étaient dans son cas puissent, au matin de Pâques, s'avancer dans l'église avec une coiffe retrouvée.
« Messieurs les Français, pour nos églises sinistrées, vous avez calculé de même. Par amour pour le Seigneur, et par estime pour nos fidèles, vous avez choisi et apporté ce qu'il y avait de plus beau comme chasubles. Soyez‑en remerciés ».
Au nom de la délégation française, j'ai répondu avec l'allégresse d'un prévenu de droit commun qui vient d'entendre le président du Tribunal le féliciter...
Parce que les scrupules, les inquiétudes, les incertitudes qui furent celles du Comité local, nous les connaissons aussi : quand il faut choisir l'utilisation d'une somme reçue, il est si normal de rechercher rigoureusement l'intention des donateurs et il est si difficile de trouver la solution « juste ».
Merci, Messieurs du Comité hollandais.
Votre docte Assemblée, aux rudes visages de marchands et de banquiers, nous a répondu ‑ à propos d'une coiffe de dentelle ‑ en ouvrant un gros livre : c'était à la page où se trouvent les versets ‑ si déraisonnables ‑ de Madeleine avec son parfum répandu, et du vieux Roi Mage oubliant toute comptabilité, dès l'instant où il s'agenouille devant l'Enfant nu.
Merci, Messieurs si graves du Comité hollandais.
Jean Rodhain
[1] Réédité dans : CGV, pp.121-123. OCR effectué sur CGV.